Le voleur | Page 3

Georges Darien
me suis décidé. -- Je le garde, le manuscrit. Je le garde ou, plut?t? je le vole -- comme je l'ai écrit plus haut et comme l'avait écrit, d'avance, le sieur Randal. -- Tant pis pour lui; tant pis pour moi. Je sais ce que ma conscience me reproche; mais il n'est pas mauvais qu'on rende la pareille aux filous, de temps en temps. En fait de respect de la propriété, que Messieurs les voleurs commencent -- pour qu'on sache où ?a finira.
Finir! C'est ce livre, que je voudrais bien avoir fini; ce livre que je n'ai pas écrit, et que je tente vainement de récrire. J'aurais été si heureux d'étendre, cette prose, comme le corps d'un malandrin, sur le chevalet de torture! de la tailler, de la rogner, de la fouetter de commentaires implacables -- de placer des phrases sévères en enluminures et des conclusions vengeresses en culs-de-lampe! -- J'aurais voulu moraliser -- moraliser à tour de bras. -- C'aurait été si beau, n'est-ce pas? un bon jugement, rendu par un bon magistrat, qui e?t envoyé le voleur dans une bonne prison, pour une bonne paire d'années! J'aurais voulu mettre le repentir à c?té du forfait, le remords en face du crime -- et aussi parler des prisons, pour en dire du bien ou du mal (je l'ignore.) -- J'ai essayé; pas pu. Je ne sais point comment il écrit, ce Voleur-là; mes phrases n'entrent pas dans les siennes.
Il m'aurait fallu démolir le manuscrit d'un bout à l'autre, et le reconstruire entièrement; mais je manque d'expérience pour ces choses-là. Qu'on ne m'en garde pas rancune.
Une chose qu'on me reprochera, pourtant -- et avec raison, je le sais, -- c'est de n'avoir point introduit un personnage, un ancien élève de l'école Polytechnique, par exemple, qui, tout le long du volume, aurait dit son fait au Voleur. Il aurait suffi de le faire appara?tre deux ou trois fois par chapitre et, en vérité, -- à condition de ne changer son costume que de temps à autre -- rien ne m'e?t été plus facile.
Mais, réflexion faite, je n'ai pas voulu créer ce personnage sympathique. Après avoir échoué dans ma première tentative, j'ai refusé d'en risquer une seconde. Et puis, si vous voulez que je vous le dise, je me suis aper?u qu'il y avait là-dedans une question de conscience.
Moi qui ai volé le Voleur, je ne puis guère le flétrir. Que d'autres, qui n'ont rien à se reprocher -- au moins à son égard -- le stigmatisent à leur gré; je n'y vois point d'inconvénient. Mais, moi, je n'en ai pas le droit. Peut-être.
Georges Darien.
Londres, 1896.
I -- AURORE
Mes parents ne peuvent plus faire autrement.
Tout le monde le leur dit. On les y pousse de tous les c?tés. Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu'il était grand temps; et ma tante Augustine, en termes voilés, a mis mon père au pied du mur.
-- Comment! des gens à leur aise, dans une situation commerciale superbe, avec une santé florissante, vivre seuls? Ne pas avoir d'enfant? De gueux, de gens qui vivent comme l'oiseau sur la branche, sans lendemains assurés, on comprend ?a. Mais, sapristi!... Et la fortune amassée, où ira-t-elle? Et les bons exemples à léguer, le fruit de l'expérience à déposer en mains s?res?... Voyons, voyons, il vous, faut un enfant -- au moins un. -- Réfléchissez-y.
Le médecin s'en mêle:
-- Mais, oui; vous êtes encore assez jeune; pourtant, il serait peut-être imprudent d'attendre davantage.
Le curé aussi:
-- Un des premiers préceptes donnés à l'homme...
Que voulez-vous répondre à ?a?
-- Oui, oui, il vous faut un enfant.
Eh! bien, puisque tout le monde le veut, c'est bon: ils en auront un.
Ils l'ont.
Je me présente -- très bien (j'en ai conservé l'habitude) -- un matin d'avril, sur le coup de dix heures un quart.
-- Je m'en souviendrai toute ma vie, disait plus tard Aglaé, la cuisinière; il faisait un temps magnifique et le baromètre marquait: variable.
Quel présage!
Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allons passer plusieurs années.
Qu'est-ce que vous diriez, à présent, si j'apparaissais à vous en costume de collégien? Vous diriez que ma tunique est trop longue, que mon pantalon est trop court, que mon képi me va mal, que mes doigts sont tachés d'encre et que j'ai l'air d'un serin.
Peut-être bien. Mais ce que vous ne diriez pas, parce que c'est difficile à deviner, même pour les grandes personnes, c'est que je suis un élève modèle: je fais l'honneur de ma classe et la joie de ma famille. On vient de loin, tous les ans, pour me voir couronner de papier vert, et même de papier doré; le ban et l'arrière-ban des parents sont convoqués pour la circonstance. Solennité majestueuse! Cérémonie imposante! La robe d'un professeur enfante un discours latin et les broderies d'un fonctionnaire étincellent sur un discours fran?ais. Les pères applaudissent majestueusement.
--
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 169
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.