Le village aérien | Page 5

Jules Verne
son compagnon, auquel il fallait mieux que de l'imprévu, de l'extraordinaire.
Jusqu'à cette dernière étape, depuis les confins du Darfour, la caravane avait redescendu vers l'Oubanghi, après avoir franchi les gués de l'Aoukadébé et de ses multiples affluents. Ce jour-là, elle venait de s'arrêter à peu près sur le point où se croisent le vingt-deuxième méridien et le neuvième parallèle.
?Mais, maintenant, dit Urdax, nous allons suivre la direction du sud-ouest...
-- Et cela est d'autant plus indiqué, répondit John Cort, que, si mes yeux ne me trompent pas, l'horizon au sud est barré par une forêt dont on ne voit l'extrême limite ni à l'est ni à l'ouest.
-- Oui... immense! répliqua le Portugais. Si nous étions obligés de la contourner par l'est, des mois s'écouleraient avant que nous l'eussions laissée en arrière!...
-- Tandis que par l'ouest...
-- Par l'ouest, répondit Urdax, et sans trop allonger la route, en suivant sa lisière, nous rencontrerons l'Oubanghi aux environs des rapides de Zongo.
-- Est-ce que de la traverser n'abrégerait pas le voyage?... demanda Max Huber.
-- Oui... d'une quinzaine de journées de marche.
-- Alors... pourquoi ne pas nous lancer à travers cette forêt?...
-- Parce qu'elle est impénétrable.
-- Oh! impénétrable!... répliqua Max Huber d'un air de doute.
-- Pas aux piétons, peut-être, observa le Portugais, et encore n'en suis-je pas s?r, puisque aucun ne l'a essayé. Quant à y aventurer les attelages, ce serait une tentative qui n'aboutirait pas.
-- Vous dites, Urdax, que personne n'a jamais essayé de s'engager dans cette forêt?...
-- Essayé... je ne sais, monsieur Max, mais qu'on y ait réussi... non... et, dans le Cameroun comme dans le Congo, personne ne s'aviserait de le tenter. Qui aurait la prétention de passer là où il n'y a aucun sentier, au milieu des halliers épineux et des ronces?... Je ne sais même si le feu et la hache parviendraient à déblayer le chemin, sans parler des arbres morts, qui doivent former d'insurmontables obstacles...
-- Insurmontables, Urdax?...
-- Voyons, cher ami, dit alors John Cort, n'allez pas vous emballer sur cette forêt, et estimons-nous heureux de n'avoir qu'à la contourner!... J'avoue qu'il ne m'irait guère de m'aventurer à travers un pareil labyrinthe d'arbres...
-- Pas même pour savoir ce qu'il renferme?...
-- Et que voulez-vous qu'on y trouve, Max?... Des royaumes inconnus, des villes enchantées, des eldorados mythologiques, des animaux d'espèce nouvelle, des carnassiers à cinq pattes et des êtres humains à trois jambes?...
-- Pourquoi pas, John?... Et rien de tel que d'y aller voir!...?
Llanga, ses grands yeux attentifs, sa physionomie éveillée, semblait dire que, si Max Huber se hasardait sous ces bois, il n'aurait pas peur de l'y suivre.
?Dans tous les cas, reprit John Cort, puisque Urdax n'a pas l'intention de la traverser pour atteindre les rives de l'Oubanghi...
-- Non, certes, répliqua le Portugais. Ce serait s'exposer à n'en pouvoir plus sortir!
-- Eh bien, mon cher Max, allons faire un somme, et permis à vous de chercher à découvrir les mystères de cette forêt, de vous risquer en ces impénétrables massifs... en rêve seulement, et encore n'est-ce pas même très prudent...
-- Riez, John, riez de moi à votre aise! Mais je me souviens de ce qu'a dit un de nos poètes... je ne sais plus lequel:
_Fouiller dans l'inconnu pour trouver du nouveau._
-- Vraiment, Max?... Et quel est le vers qui rime avec celui-là?
-- Ma foi... je l'ai oublié, John!
-- Oubliez donc le premier comme vous avez oublié le second, et allons dormir.?
C'était évidemment le parti le plus sage et sans s'abriter dans le chariot. Une nuit au pied du tertre, sous ces larges tamarins dont la fra?cheur tempérait quelque peu la chaleur ambiante, si forte encore après le coucher du soleil, cela n'était pas pour inquiéter des habitués de ?l'h?tel de la _Belle-étoile_?, quand le temps le permettait. Ce soir-là, bien que les constellations fussent cachées derrière d'épais nuages, la pluie ne mena?ant pas, il était infiniment préférable de coucher en plein air.
Le jeune indigène apporta des couvertures. Les deux amis, étroitement enveloppés, s'étendirent entre les racines d'un tamarin, -- un vrai cadre de cabine, -- et Llanga se blottit à leur c?té, comme un chien de garde.
Avant de les imiter, Urdax et Khamis voulurent une dernière fois faire le tour du campement, s'assurer que les boeufs entravés ne pourraient divaguer par la plaine, que les porteurs se trouvaient à leur poste de veille, que les foyers avaient été éteints, car une étincelle e?t suffi à incendier les herbes sèches et le bois mort. Puis tous deux revinrent près du tertre.
Le sommeil ne tarda pas à les prendre -- un sommeil à ne pas entendre Dieu tonner. Et peut-être les veilleurs y succombèrent- ils, eux aussi?... En effet, après dix heures, il n'y eut personne pour signaler certains feux suspects qui se dépla?aient à la lisière de la grande forêt.
CHAPITRE II Les feux mouvants Une distance de deux kilomètres au plus séparait
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