Le village aérien | Page 6

Jules Verne
le tertre des sombres massifs au pied desquels allaient et venaient des flammes fuligineuses et vacillantes. On aurait pu en compter une dizaine, tant?t réunies, tant?t isolées, agitées parfois avec une violence que le calme de l'atmosphère ne justifiait pas. Qu'une bande d'indigènes e?t campé en cet endroit, qu'elle s'y f?t installée en attendant le jour, il y avait lieu de le présumer. Toutefois, ces feux n'étaient pas ceux d'un campement. Ils se promenaient trop capricieusement sur une centaine de toises, au lieu de se concentrer en un foyer unique d'une halte de nuit.
Il ne faut pas oublier que ces régions de l'Oubanghi sont fréquentées par des tribus nomades, venues de l'Adamaoua ou du Barghimi à l'ouest, ou même de l'Ouganda à l'est. Une caravane de trafiquants n'aurait pas été assez imprudente pour signaler sa présence par ces feux multiples, se mouvant dans des ténèbres. Seuls, des indigènes pouvaient s'être arrêtés à cette place. Et qui sait s'ils n'étaient pas animés d'intentions hostiles à l'égard de la caravane endormie sous la ramure des tamarins?
Quoi qu'il en soit, si, de ce chef, quelque danger la mena?ait, si plusieurs centaines de Pahouins, de Foundj, de Chiloux, de Bari, de Denkas ou autres n'attendaient que le moment de l'assaillir avec les chances d'une supériorité numérique, personne, -- jusqu'à dix heures et demie du moins, -- n'avait pris aucune mesure défensive. Tout le monde dormait au campement, ma?tres et serviteurs, et, ce qui était plus grave, les porteurs chargés de se relever à leur poste de surveillance étaient plongés dans un lourd sommeil.
Très heureusement, le jeune indigène se réveilla. Mais nul doute que ses yeux ne se fussent refermés à l'instant s'ils ne s'étaient dirigés vers l'horizon du sud. Sous ses paupières demi-closes il sentit l'impression d'une lumière qui per?ait cette nuit très noire. Il se détira, il se frotta les yeux, il regarda avec plus de soin... Non! il ne se trompait pas: des feux épars se mouvaient sur la lisière de la forêt.
Llanga eut la pensée que la caravane allait être attaquée. Ce fut de sa part tout instinctif plut?t que réfléchi. En effet, des malfaiteurs se préparant au massacre et au pillage n'ignorent pas qu'ils accroissent leurs chances lorsqu'ils agissent par surprise. Ils ne se laissent pas voir avant, et ceux-ci se fussent signalés?...
L'enfant, ne voulant pas réveiller Max Huber et John Cort, rampa sans bruit vers le chariot. Dès qu'il fut arrivé près du foreloper, il lui mit la main sur l'épaule, le réveilla et, du doigt, lui montra les feux de l'horizon.
Khamis se redressa, observa pendant une minute ces flammes en mouvement, et, d'une voix dont il ne songeait point à adoucir l'éclat:
?Urdax!? dit-il.
Le Portugais, en homme habitué à se dégager vivement des vapeurs du sommeil, fut debout en un instant.
?Qu'y a-t-il, Khamis?...
-- Regardez!?
Et, le bras tendu, il indiquait la lisière illuminée au ras de la plaine.
?Alerte!? cria le Portugais de toute la force de ses poumons.
En quelques secondes, le personnel de la caravane se trouva sur pied, et les esprits furent tellement saisis par la gravité de cette situation, que personne ne songea à incriminer les veilleurs pris en défaut. Il était certain que, sans Llanga, le campement e?t été envahi pendant que dormaient Urdax et ses compagnons.
Inutile de mentionner que Max Huber et John Cort, se hatant de quitter l'entre-deux des racines, avaient rejoint le Portugais et le foreloper.
Il était un peu plus de dix heures et demie. Une profonde obscurité enveloppait la plaine sur les trois quarts de son périmètre, au nord, à l'est et à l'ouest. Seul le sud s'éclairait de ces flammes falotes, jetant de vives clartés lorsqu'elles tourbillonnaient, et dont on ne comptait pas alors moins d'une cinquantaine.
?Il doit y avoir là un rassemblement d'indigènes, dit Urdax, et probablement de ces Boudjos qui fréquentent les rives du Congo et de l'Oubanghi.
-- Pour s?r, ajouta Khamis, ces flammes ne se sont pas allumées toutes seules...
-- Et, fit observer John Cort, il y a des bras qui les portent et les déplacent!
-- Mais, dit Max Huber, ces bras doivent tenir à des épaules, ces épaules à des corps, et de ces corps nous n'apercevons pas un seul au milieu de cette illumination...
-- Cela vient de ce qu'ils sont un peu en dedans de la lisière, derrière les arbres...observa Khamis.
-- Et remarquons, reprit Max Huber, qu'il ne s'agit pas d'une bande en marche sur le contour de la forêt... Non! si ces feux s'écartent à droite et à gauche, ils reviennent toujours au même endroit...
-- Là où doit être le campement de ces indigènes, affirma le foreloper.
-- Votre opinion?... demanda John Cort à Urdax.
-- Est que nous allons être attaqués, affirma celui-ci, et qu'il faut, à l'instant, faire nos préparatifs de défense...
-- Mais pourquoi ces indigènes ne nous ont-ils pas assaillis avant de se montrer?
-- Des
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