Le tour de France en aéroplane | Page 4

Henry de Graffigny
perfectionner lui coûtaient plus cher
qu'une écurie de courses, et ses camarades le plaisantaient de ses goûts,
mais sans parvenir à l'en décourager. Heureusement, René de
Médouville avait un cousin germain, phénoménalement riche, et à
l'inépuisable bourse duquel il faisait fréquemment appel. Ce cousin, qui
portait le nom plébéien d'André Lhier et avait huit ans de plus que lui,
s'était adonné au commerce, et il avait développé extraordinairement le

chiffre d'affaires de la maison de produits alimentaires qu'il exploitait.
On parlait de huit à dix millions par an. Lorsque René venait, tout
chaud d'enthousiasme pour quelque fantastique opération, lui demander
son concours financier, André morigénait l'incorrigible rêveur, mais il
déliait les cordons de sa bourse et le Mécène continuait ses libéralités.
Tels sont les personnages que nous avons mis en scène et que nous
retrouvons, le 26 août au soir, dans un salon particulier de l'Universelle,
le grand établissement de Reims, à la fois brasserie et music-hall. Au
milieu d'un groupe d'auditeurs, Réviliod pérorait:
--Non, messieurs, disait-il de sa voix sèche et coupante, l'aéroplane
n'est pas encore au point, voyez-vous, et il faut que les concurrents
soient diantrement alléchés par l'importance des prix offerts pour se
risquer comme ils l'ont fait depuis trois jours. Mais gare aux
accidents!...
--Espérons que vos pronostics ne se réaliseront pas!... répliqua
l'ingénieur Georges Damblin qui écoutait. S'il s'en produisait malgré
tout, il ne faudrait toutefois pas triompher et croire pour cela que
l'aviation n'a aucun avenir! Ce serait simplement la rançon du progrès
qui veut que chaque amélioration se paie d'une façon ou de l'autre.
L'orateur se tourna vers son contradicteur.
--Voyons, mon cher Damblin, fit-il cordialement, vous ne pouvez
cependant pas, vous qui êtes ingénieur et avez suivi la question de près,
accorder à l'aéroplane le moindre intérêt pratique!... A quoi cela
rime-t-il, ces évolutions en rond autour de pylônes plantés sur une piste
bien aplanie?... Je comprends mieux les voyages de ville à ville de
Farman, de Santos-Dumont et la traversée du Pas-de-Calais par Blériot.
Mais voulez-vous bien me dire à quoi ces oiseaux si fragiles peuvent
être utiles?... Non, non, mon cher ami, je vous le répète encore une fois,
ce n'est pas dans cette voie qu'il faut chercher, en dépit de la réussite
momentanée de ces espèces de skis aériens que sont les aéroplanes. La
solution de la locomotion aérienne sera trouvée dans une tout autre voie,
croyez-moi.

A ce moment, une rumeur se fit entendre dans la grande salle du
rez-de-chaussée. Les jeunes gens prêtèrent l'oreille.
Au même instant, la bonne face réjouie de la Providence des inventeurs,
René de Médouville, s'encadra dans l'entre-bâillement de la porte.
--Ne vous effrayez pas, dit-il, ce sont les admirateurs des hommes
volants qui font une ovation à Lefebvre et à Curtis, qui ont été reconnus
parmi les consommateurs. Ça doit être quelquefois bien gênant d'être
célèbre!...
--Aussi t'efforces-tu de le devenir!... fit, avec une bourrade amicale, La
Tour-Miranne, qui, fidèle à sa promesse, apparaissait accompagné
d'Outremécourt. Allons, fais-nous place, moulin à idées!...
Réviliod, que l'on appelait aussi, en plaisantant, le Petit Biscuitier parce
qu'il était le fils du richissime fabricant de biscuits de France, «la
marque universellement connue R-T», ne s'était pas démonté pour si
peu, et le flot intarissable de ses paroles coulait toujours.
--L'aéroplane, biplan ou monoplan, ne se prête à aucune utilisation
pratique possible; A la guerre, me dites-vous, il sera précieux pour les
reconnaissances!... Erreur profonde, messieurs. La première condition à
remplir à la guerre est de pouvoir s'élever le plus haut possible pour se
mettre à l'abri des coups de l'artillerie ennemie, or c'est à peine si les
appareils actuels peuvent atteindre quelques centaines de mètres. Leurs
pilotes seront donc exposés à être mitraillés sitôt aperçus; ils auront
beau aller vite, les obus iront encore plus vite qu'eux. C'est pourquoi je
m'évertue à le répéter: ces recherches sont stériles et ne sauraient
conduire à rien de sérieux! Il faudra en revenir au principe opposé, à
l'aéronat plus léger que l'air, qui donne gratuitement la sustention et
assure la sécurité de l'équipage!...
[Illustration: Blériot sur son aéroplane monoplan.]
--Allons, coupa La Tour-Miranne, vous vous bouchez les yeux pour ne
pas voir clair, mon brave Réviliod. C'est un parti pris chez vous de
dénigrer les choses nouvelles. Vous êtes un rétrograde, un contempteur

du progrès!...
Le Petit Biscuitier, piqué au vif, sursauta.
--Un rétrograde, moi!... Par exemple, voilà un reproche que je ne
pensais pas mériter, moi qui adopte toutes les créations, toutes les
conquêtes de l'ingéniosité humaine, aussitôt que leur utilité m'est
démontrée...
--Ah! je vous y prends, il faut que vous reconnaissiez cette utilité...
--Tiens!.... Cela me paraît élémentaire! Mais, pour en revenir au sujet
de notre conversation, voudriez-vous seulement m'énumérer, La
Tour-Miranne, les applications dont l'aéroplane actuel vous semble
susceptible, et celles que vous pourriez raisonnablement en faire?...
Le
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