Le sergent Renaud | Page 8

Pierre Sales
en duel... Tiens, notre camarade Vauchelles est un brave et
charmant garçon; mais il m'ennuie en se moquant, depuis quelques
jours, de ma mélancolie; que je lui réponde un mot désagréable, il
prendra la mouche, et il est de première force à l'épée... Tout cela n'est
pas probable; mais enfin je pense sans cesse à la mort, et j'ai voulu
prévenir ce qui se passerait après. Mon notaire a reçu l'ordre de
préparer mon testament; ce testament est prêt, sauf les noms, que je lui
donnerai cet après-midi: je veux, par un acte authentique, reconnaître
d'avance mon enfant et lui laisser ce que la loi m'autorise à lui léguer.
Après cela, j'attendrai plus tranquillement l'avenir.
Villepreux s'était tu; Brettecourt réfléchissait. Il dit enfin:
--Je ne te poserai aucune question injurieuse; il me semble impossible
que tu te sois trompé... qu'on t'ait trompé! Avant de la connaître,
j'estime la jeune fille que tu aimes... Je craignais pour toi quelque
amour pernicieux, et tu m'aurais alors trouvé impitoyable. J'irai donc
trouver ta mère; et, bien doucement, bien respectueusement, je

l'amènerai insensiblement, ou du moins je l'essaierai, à envisager sans
colère ta situation; je serai même rusé--on apprend la ruse à la
guerre---je la prendrai par l'enfant... Et puis, l'indulgence des mères est
comme celle de Dieu, si grande!... Peut-être ton bonheur
s'accomplira-t-il? Je ne te demande qu'une chose, que ma conscience
m'impose: je veux voir ta fiancée!
--Tu la connaîtras ce soir, dit simplement Villepreux.
En ce moment, un domestique du cercle vint prévenir le marquis que
son maître d'escrime l'attendait, dans la salle d'armes, pour lui donner
sa leçon habituelle.
Brettecourt proposa aussitôt:
--Ah! mais non! Laisse ta leçon et faisons tous les deux un bon assaut
d'épée, comme autrefois; cela me déliera.--Mon plastron et mon
masque sont toujours là?
--Oui, monsieur le comte, répondit le domestique; je n'ai qu'à en faire
enlever la poussière.

IV
L'ACCIDENT
Quoique à cette époque l'escrime ne fût pas un sport à la mode, comme
elle l'est devenue de nos jours, le cercle de l'Union possédait une
ravissante salle d'armes, où le vieux maître Grandier apprenait aux
jeunes hommes du Faubourg le noble jeu de l'épée. Décorée avec
simplicité, mais dans un goût parfait, ornée de quelques peintures et de
vieilles armes, elle rappelait ces salles basses des châteaux d'autrefois,
où les écuyers montraient aux pages l'art de la guerre. Tout un panneau
était garni par une panoplie représentant l'histoire de l'épée, depuis
l'«espadon» à deux tranchants de nos aïeux jusqu'aux mignonnes épées
de combat modernes, en passant par les «rapières» des favoris d'Henri
III et les «carlets» des élégants de la cour de Louis XV. Il y avait même

des pièces historiques, telles que ce «flamard» d'un aïeul des Villepreux,
contemporain de Louis XI, qui, pour faire sa cour au roi, avait, comme
lui, fait graver un Ave Maria de chaque côté de son épée; il y avait
aussi de ces épées courtes, bien pointues, avec lesquelles les Français
triomphèrent à Bouvines des longues et lourdes épées allemandes.
Les deux amis furent accueillis, avec une familiarité respectueuse, par
le vieux maître d'armes Grandier. Et Henri lui dit gaiement, en lui
tendant la main;
--Savez-vous bien, Grandier, que c'est votre fameux «coupé» qui, dans
notre dernière rencontre avec les Arabes, m'a sauvé la vie?
Grandier, naturellement assez rouge, devint brique et balbutia quelques
mots sur le courage bien connu de M. de Brettecourt; mais rien ne
pouvait lui faire plus de plaisir qu'un tel compliment. Déjà, les deux
amis se préparaient pour l'assaut, enlevaient leurs vêtements, mettaient
leur plastron, leurs sandales, leur masque, et essayaient leur épées tout
en s'alignant sur la planche. Tandis qu'ils tâtaient le fer, Grandier les
contemplait: et, avec leur plastron qui rappelle la cuirasse et le masque
semblable au heaume, il lui semblait voir jouter des chevaliers.
Brettecourt avait un jeu terrible, rendu brutal par l'habitude des combats.
Villepreux, avec sa parfaite élégance, sa correction impeccable, était un
adversaire tout aussi dangereux. Grandier, qui aimait les vieux récits,
leur dit:
--Jadis, à la fin des tournois, il arrivait qu'on donnât pour récompense
une épée au meilleur assaillant et un heaume au meilleur défendant; il
faudrait vous donner à tous deux l'épée et le heaume.
Puis, il s'éloigna pour donner une leçon à un autre élève; mais de temps
en temps il se retournait et regardait ces deux-là, ses meilleurs. Bientôt,
Villepreux et Brettecourt s'arrêtèrent et, se plaçant dans l'encoignure
d'une fenêtre, reprirent leur conversation. Jean éprouvait un bonheur
infini à pouvoir enfin parler de sa chère fiancée, lui qui depuis si
longtemps était forcé de garder le secret de son amour!
Puis, se remettant sur la planche, il proposa:

--Encore un ou deux coups! Voyons si tu me boutonneras aussi
facilement que tes Arabes?
L'assaut recommença; et, durant quelques minutes, aucun des
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