Le sergent Renaud | Page 9

Pierre Sales
deux
amis ne put toucher l'autre. Ils s'animaient peu à peu, tout à ce plaisir
des armes qu'éprouvent avec tant de passion les fanatiques de l'épée.
Grandier, de temps en temps, leur donnait un conseil, s'amusant à
critiquer Brettecourt qui, à mesure que l'assaut s'avançait, devenait plus
nerveux, bondissait, lançait son arme d'une façon saccadée. Villepreux,
beaucoup plus calme, parvint à le toucher deux fois. Ils se reposèrent
encore.
--Mais tu vas me donner ma revanche, dit en riant Brettecourt.
--Sais-tu que tu m'attaques comme si j'étais un Arabe?
--Eh! parbleu, je vais te faire le coup qui m'a débarrassé de mon dernier
Bédouin.
[Illustration: Déjà les deux amis se préparaient pour l'assaut. (Page
22.)]
Ils retombèrent en garde. Des membres du cercle étaient venus les
regarder. Brettecourt, cherchant effectivement à refaire ce qu'il appelait
le coup de son Bédouin, s'amusait à ne plus viser qu'à la tête; et
Villepreux, négligeant presque de l'attaquer, défendait sa tête d'un jeu si
serré que son ami n'avait pas encore pu l'atteindre.
Au bout d'un instant, Brettecourt eut l'air de vouloir rompre; Villepreux
l'attaqua à son tour, le pressant avec vigueur. Le jeune officier semblait
haletant; mais, soudain, reprenant l'offensive, il se précipita sur
Villepreux, «quitta le fer» de son ami, puis, le battant aussitôt d'un
mouvement sec, l'écarta et, allongeant le bras avec une rapidité
foudroyante, lui porta un coup furieux à la tête... En ce moment, le
vieux maître d'armes s'écriait, d'une voix angoissée par la terreur:
--Arrêtez, monsieur le comte, arrêtez! Votre épée est démouchetée!
Arrêtez!

Il était trop tard!
L'épée démouchetée de Brettecourt avait déjà frappé le masque de
Villepreux; et elle était lancée avec tant de violence que la pointe, se
frayant un chemin à travers les mailles du masque, avait atteint le
marquis à l'oeil droit.
Brettecourt éprouva cette impression si particulière que donne une arme
pénétrant dans quelque chose de mou et faisant une blessure; et cela
était d'autant plus affreux pour lui qu'il avait éprouvé d'abord la
résistance du masque.
[Illustration: Alors il se précipita à genoux devant lui. (Page 25.)]
Villepreux, en recevant le coup sur le masque, avait commencé de
prononcer le mot: «Touché!» Mais il ne l'acheva pas. Sa voix se perdit
en un soupir étouffé: sa main laissa échapper son arme; et, pendant une
demi-minute, qui sembla interminable à Brettecourt, il chancela sur la
planche comme une masse insensible qu'une force supérieure balance;
puis, il s'abattit, sans un mot, sans une plainte. Et il demeura immobile,
comme mort, aux yeux de son ami épouvanté:
--Villepreux! Villepreux! s'écria ce dernier.
Son ami ne répondit pas. Alors, il se précipita à genoux devant lui,
murmurant d'une voix brisée:
--Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?... Je t'en supplie, parle-moi!... Un mot
seulement...
Aucun son ne traversa le masque qui couvrait encore le visage de
Villepreux. Brettecourt saisit ce masque; mais, après avoir fait un
premier mouvement pour l'enlever, il s'arrêta, saisi de terreur. Comment
le visage de son ami allait-il lui apparaître?
Le vieux Grandier s'agenouillait aussi, soulevait un peu le corps du
marquis. Les autres assistants, glacés d'effroi, les laissaient faire. Le
maître d'armes murmurait;

--Courage, monsieur le comte... Il faut bien voir... Et puis, ce n'est
peut-être rien, un simple évanouissement...
Grandier essayait de se tromper lui-même; il ne devinait que trop ce qui
s'était passé derrière ce masque. Dans sa jeunesse, il avait été témoin
d'un accident semblable. Brettecourt enleva enfin le masque avec des
précautions infinies; et lorsqu'il vit l'oeil crevé, étalé tout sanguinolent
sur les bords de l'orbite, il eut un tel cri de désespoir que tous les
assistants en furent remués. Puis, se redressant brusquement, il s'élança
vers une panoplie où étaient accrochées de vieilles armes, arracha une
de ces épées courtes que portaient les Français au treizième siècle; et, la
plaçant contre sa poitrine, il se précipita, croyant tomber auprès de son
ami...
Cet ami, c'était toute sa famille; il l'avait frappé à mort, il voulait partir
avec lui...
Et sans doute, s'il n'y avait eu, dans la salle, un homme qui ne le perdait
pas de vue, il serait mort, exhalant sa belle âme dans une dernière
pensée de fidèle amitié. Cet homme était, justement, le baron de
Vauchelles, dont Villepreux lui parlait tout à l'heure, et qui avait deviné
ce qui se passait dans l'esprit de Brettecourt; et, lorsque celui-ci voulut
se précipiter sur l'arme qu'il avait détachée de la panoplie, il se sentit
saisi par deux bras minces, mais nerveux, vigoureux, enlevé et porté
dans une salle voisine, tandis que la voix nette, mordante, de
Vauchelles prononçait:
--Pas de bêtises, hein! Vous n'avez pas le droit de disposer de votre vie!
Vauchelles, en disant ces mots, n'avait cru prononcer qu'une de ces
phrases banales qu'on lance un peu au hasard pour prévenir une
catastrophe.
--C'est bien
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