mon amour de mon coeur? fit Villepreux, avec un regard
jeté vers le ciel; tu en arracherais plutôt la vie! Pour la seconde fois, tu
viens de blâmer, d'insulter presque mon amour... Si tu savais! Tu ne
connais que ces coquettes du grand monde ou du mauvais--elles sont
aussi dangereuses les unes que les autres--qui passent leur vie à se
moquer de nous, et dont l'amour malsain suffit à empoisonner toute une
existence. Mais, Brettecourt, j'aime une jeune fille, noble et belle
malgré l'obscurité de sa naissance... Et cet amour durera toute ma vie,
puisque, en quelques mois, il m'a complètement transformé...
Villepreux demeura quelques minutes immobile, silencieux. Puis il
reprit:
--Oui... Je vivais, insouciant de tout, songeant simplement à bien
assurer le bonheur de ma mère, et, pour toutes les autres choses de la
vie, me laissant aller au courant habituel; je n'avais jamais réfléchi à
l'avenir... Je n'avais jamais songé au mariage. Je vivais heureux, ou
plutôt me croyant heureux, libre, indifférent... quand tout à coup cet
amour a pénétré en moi, faisant de moi un homme. Jusqu'au jour,
vois-tu, où une femme s'est donnée à vous, n'ayant plus confiance qu'en
vous, ne comptant plus que sur vous, on n'est qu'un enfant! Le véritable
amour vous fait comprendre la vie avec tous ses devoirs, toutes ses
difficultés, mais aussi avec ses bonheurs profonds, durables, certains!...
Si tu connaissais celle qui l'a causé, tu me comprendrais mieux! C'est
une simple ouvrière, une pauvre petite ouvrière en lingerie! Ses parents
appartenaient à la bourgeoisie; mais ils sont morts, la laissant, elle et sa
grand'mère, avec qui elle vit, dans un état voisin de la misère. La jeune
fille que j'aime, moi, Jean d'Angoville, marquis de Villepreux, moi qui
possède des millions, est une simple ouvrière. Je l'aime depuis plusieurs
mois; _et elle est toujours une simple ouvrière_. Pour elle, d'ailleurs, je
ne suis pas le marquis de Villepreux, mais un modeste étudiant, qui
l'épousera après avoir pris son titre de docteur en droit. Ce vieux roman
du Lion amoureux, qui te semblera peut-être bien banal, a changé toutes
mes pensées. La pureté de sentiments qui nous a d'abord unis
contrastait si vivement avec les légères amours que j'avais eues
jusque-là, qu'il n'a fallu que quelques jours pour me montrer l'inanité du
bonheur mondain... J'ai passé des heures délicieuses dans les deux
chambrettes qui servent de logement à la grand'mère et à la petite-fille...
Et, un jour de folie, j'ai abusé de sa douceur, de son innocence; et
depuis, nous sommes unis par le plus sacré, le plus respectable de tous
les liens...
--Un enfant?
--Qui naîtra dans quelques mois!--Ah! quand elle m'annonça cela, elle
pleurait d'abord... Elle tremblait à l'idée d'avouer à sa grand'mère la
faute commise... Et puis, peut-être y avait-il aussi, dans son esprit, une
crainte vague que cela ne refroidît ma tendresse... Je la rassurai bien
vite: cet enfant, ce fils--mon coeur me dit que c'est un fils--portera mon
nom! Me blâmerais-tu, Brettecourt?
--Moi! Te blâmer de faire ton devoir d'honnête homme?
--Ah! que ta parole me fait de bien!
--Mais je l'aimerai, ton fils! s'écria Brettecourt entraîné. Quelque chose
me dit, à moi aussi, que ce sera un fils!
--Cette nouvelle, vois-tu, m'a bouleversé. Il m'a semblé que ce n'était
pas seulement dans son sein, mais dans le mien en même temps, que
notre enfant tressaillait. J'étais père, Brettecourt! Aucune parole au
monde ne peut exprimer ce que j'ai ressenti. J'aurais voulu l'annoncer
publiquement, fièrement! Et j'ai dû me taire; c'est ma seule souffrance...
--Et ta mère?
--Ah! ma mère!... Je n'ai pas osé lui avouer la vérité, de même que je
n'osais plus retourner chez ma fiancée, avant que cette situation ait été
complètement dénouée... Je n'osais même plus écrire à la pauvre enfant,
ne sachant que lui dire, n'ayant plus la force de mentir!...
--Je crois bien connaître ta mère, dit Brettecourt: elle aimera l'enfant.
Pourrait-elle ne pas aimer ce qui vient de toi?... Mais la mère de
l'enfant!...
--Je ne les séparerai jamais l'un de l'autre! déclara noblement
Villepreux. Et tu arrives au moment où je prends pour cela les
dispositions nécessaires: j'allais écrire à ma mère; c'est toi qui iras lui
parler en mon nom...
--Je préférerais que tu m'ordonnes d'enlever trois drapeaux à l'ennemi;
cependant je ferai ce que tu voudras.
--Depuis que je sais que je suis père, que j'ai pu créer une vie nouvelle,
j'ai pensé à la mort, reprit Villepreux avec une gravité mélancolique. Je
suis sûr que toi, qui vis continuellement en face d'elle, tu n'y as jamais
réfléchi autant que moi...
--Je t'avoue que je n'y songe jamais beaucoup!
--Tandis que c'est une pensée constante chez moi: je me dis sans cesse
que je puis mourir tout à coup, sottement, en tombant de cheval, ou en
me battant
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