Le sergent Renaud | Page 6

Pierre Sales

--De moi?
--De qui donc aurions-nous parlé? De telle sorte qu'avant même de
t'avoir vu, je suis renseigné, et très exactement, sur tout ce que tu as fait
depuis mon dernier congé... sur la grande sagesse qui s'est emparée de
toi tout d'un coup, sur la mélancolie qui a succédé à ta folle gaîté
d'autrefois, préludant bien au grand acte que tu vas accomplir... Et je
n'attends plus qu'un mot de toi, pour te complimenter sur ton mariage:
Mlle de Persant est une adorable jeune fille; et il n'y a qu'une mère
comme la tienne pour vous tenir en réserve un pareil bijou.
--Mlle de Persant a donc su conquérir une petite place dans ton coeur?
--Une grande, mon ami, puisqu'elle sera ta femme: je l'ai vue, plusieurs
fois, à Angoville, pendant les vacances; et si la jeune fille a tenu ce que
promettait l'enfant...
--Oui, elle est de tous points accomplie, déclara Villepreux; et je suis
heureux, très heureux que ton opinion sur elle soit si flatteuse.

III
LA CONFIDENCE
--Mais où diable veux-tu en venir? s'écria Brettecourt très surpris. Tu
parles avec une gravité...

--C'est qu'il s'agit réellement de choses très graves. Ecoute-moi bien.
Tu sais, comme tout le monde, que ma mère veut me donner pour
femme sa pupille, Mlle Juliette de Persant. Elle ne m'avait jamais parlé
ouvertement de ce mariage; mais elle vient de me faire connaître son
espérance, la plus chère de toutes ses espérances, m'écrit-elle... Elle a
retiré sa pupille du couvent de Rennes où s'achevait son éducation; elle
n'a pas eu le courage de se priver encore d'elle jusqu'aux grandes
vacances. Et elles m'attendent, toutes deux, à Angoville... où je ne me
rendrai cependant pas, en ce moment; car... je ne peux pas épouser cette
enfant!
--Parlerais-tu sérieusement? Tu me fais peur!
--Si sérieusement, répondit Villepreux avec un grand calme, que j'avais
songé à aller te trouver en Afrique, pour te confier mes projets. Tu es le
seul ami à qui je puisse ouvrir mon coeur. Dans les circonstances
cruelles de la vie, on a besoin, sinon de demander des conseils, qu'on ne
suit généralement pas, du moins de dire ses angoisses...
--Est-il possible que tu n'aimes pas Mlle de Persant?
--Je l'aime, Henri, mais comme on peut aimer une enfant qu'on a fait
sauter sur ses genoux, dont on a guidé les premiers pas, dont on a pris
l'habitude de se considérer comme le protecteur... C'est moi, je te donne
là un détail enfantin mais qui te fera tout comprendre, c'est moi qui lui
ai montré ses lettres quand elle a appris à lire... J'aime Juliette, oui!
mais pas comme on doit aimer sa femme!
--Ton affection deviendrait bien vite de l'amour...
--Non! déclara énergiquement Villepreux. Il y a un an encore, j'aurais
raisonné comme toi, parce que, il y a un an, je ne connaissais pas
l'amour... le véritable amour!...
Lentement, Brettecourt prononça:
--Jean, tu aimes une méchante femme!

Villepreux devint blême.
--Tu parles sans savoir, murmura-t-il; oui, j'aime!... Tu connaîtras tout à
l'heure l'histoire de mon amour; mais, laisse-moi d'abord m'occuper de
toi, de Juliette... Ton coeur est libre, n'est-ce pas?
--Parbleu! fit légèrement Brettecourt.
--Eh bien, suppose qu'il n'ait jamais existé de projet de mariage entre
Juliette et moi, et qu'on veuille te la donner! Entre toi et moi, il ne
saurait exister aucune susceptibilité; or, je n'épouserai jamais Juliette;
elle est riche, noble, belle; elle sera courtisée pour son argent; son
mariage ressemblerait alors à tous les mariages de notre monde et serait
par suite mauvais. Ce serait un remords terrible pour moi. Toi, tu n'as
plus grand'chose, puisque ton pauvre père est mort ruiné; mais je sais
qu'aucun sentiment d'intérêt n'influerait sur ta volonté; tu es le seul
homme que je veuille pour le mari de Juliette, le seul qui assurera son
bonheur...
--Mais si elle t'aime déjà?
--Affection de soeur, ami! Et tu n'auras qu'à paraître, à te montrer tel
que tu es, si bon, si brave, si généreux, portant si dignement ton grand
nom; et la chère enfant t'aura bien vite ouvert son coeur... Vois-tu, il se
passe en moi des choses si graves que je m'imagine parfois que je
pourrais mourir; et alors, je veux unir les deux êtres que j'aime le plus
au monde après ma mère!...
--Et... cette femme? interrogea anxieusement Brettecourt.
--Oh! elle! s'écria Villepreux en lui serrant violemment la main, il y a
des moments où je crois que je l'aime plus que tout, plus que ma mère
elle-même!
Brettecourt fut bouleversé par l'animation de son ami.
--Villepreux, quand un amour est si violent, il faut le craindre. Un
amour qui peut diminuer l'affection d'un fils tel que toi!... Ami, il faut

arracher un tel amour de ton coeur! Tu avais raison: je reviens à propos
pour lutter contre toi-même!
--Arracher
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