Le sergent Renaud | Page 5

Pierre Sales
qualités qui se lisaient
sur son visage, ou plutôt toutes les vertus, car c'est le seul mot qui
corresponde exactement aux sentiments si chevaleresques qui l'avaient
animé depuis sa plus tendre enfance. On citait de lui des faits d'un
courage insensé ou d'une bonté parfaite: un enfant sauvé par lui dans un
incendie de campagne lorsqu'il n'avait encore que douze ans; tout son
argent donné sans hésitation, à diverses reprises, lorsqu'il entendait
parler de malheureux frappés par une catastrophe; une complaisance,
une patience inaltérables vis-à-vis de son frère cadet, qui cependant le
jalousait et lui rendait chaque acte de bonté par une vilenie; enfin,
lorsque sa mère était devenue veuve, un dévouement entier, absolu,
pour remplacer son père, un dévouement poussé jusqu'au sacrifice de
son avenir; il avait, en effet, renoncé de lui-même à la carrière militaire,
pour pouvoir mieux se consacrer au bonheur de cette mère chérie.
--Dans quelle abominable situation suis-je tombé! murmura-t-il encore.
Et il était tout abîmé dans ses réflexions, lorsque de joyeuses
exclamations retentirent; et, au bruit des chaises remuées, des cris, des
saluts, il lui fut aisé de deviner qu'un membre du cercle, absent depuis
longtemps, venait d'arriver. Il se dirigea vers le grand salon et demeura
tout stupéfait, en apercevant un lieutenant de chasseurs à pied, entouré
de membres du cercle, à qui il distribuait gaiement des poignées de
main. Puis il prononça:
--Brettecourt! Ah! qu'il arrive à propos!--Henri!
Le lieutenant se précipita aussitôt vers lui les bras tendus:
--Jean!

Pendant une minute, les deux hommes se tinrent embrassés. Et les
autres membres du cercle, sachant la vive amitié qui unissait le comte
Henri de Brettecourt au marquis de Villepreux, les laissèrent seuls.
--Toi, à Paris! s'écriait Jean. Sans m'avoir prévenu!
--Envoyé tout à coup par mon général pour faire un rapport au ministre,
je n'avais guère le temps d'écrire...
--Ah! tu arrives bien, Brettecourt!
--Encore quelque duel?
--Non. Des choses plus graves... Tu as un congé de?...
--D'un mois.
--Et tu ne me quittes plus?
--Tu sais bien que je n'ai plus d'autre famille que toi!
--Commençons par déjeuner; car je suppose que tu rapportes d'Afrique
un appétit...
--Terrible!... La cuisine des Bédouins ne vaut décidément pas celle du
cercle...
Quelques instants après, les deux amis étaient installés dans un coin de
la salle à manger, à une table à part, et pouvaient causer librement.
Le lieutenant comte de Brettecourt ressemblait étrangement à son ami
Villepreux. Comme lui, il était grand, brun, énergique; il n'y avait entre
eux de différence que pour les yeux: ceux de Brettecourt était bleus,
d'un bleu clair, perçant, des yeux qui, sans lunette d'approche, malgré
les mirages du désert, découvraient l'ennemi à des distances insensées,
motif qui le faisait régulièrement placer en tête des colonnes. Ses yeux,
en ce moment, paraissaient d'autant plus clairs, que sa peau était brunie,
hâlée.

--Je vois que tu as pris leur teint à tes amis les Arabes, dit Villepreux en
riant.
--Nous leur avons pris tant de choses! fit Brettecourt en vidant un verre
de ce pontet-canet qu'on appelle, au club de l'Union, le cru des
ambassadeurs.
Brettecourt avait en effet l'habitude d'enlever beaucoup de choses à
l'ennemi. Et, d'une dernière affaire, il avait rapporté les galons de
lieutenant et le ruban rouge.
--Mes compliments! lui dit Villepreux en lui montrant sa boutonnière.
--Bah! fit modestement Brettecourt; je t'assure que je n'ai pas eu grand
mal...
--Enfin, conte-moi tout de même la chose...
--Oh! c'est toujours la même histoire: des imbéciles d'Arabes, auxquels
un fanatique de marabout a monté la tête, et qui s'imaginent qu'ils n'ont
qu'à lever l'étendard de la révolte pour vaincre la France; un tourbillon
de cavaliers qui court sur nos avant-postes, et une compagnie de
chasseurs à pied qui passe à travers en promenade militaire, avec
agrément de coups de feu: c'est tout simple. Le sergent Blandan nous a
donné l'exemple.
--Les héros trouvent toujours que c'est tout simple d'être des héros!
--Mais en voilà assez sur mon compte! Parlons de toi, des tiens! Je sais
que ta mère est déjà partie pour Angoville, et je sais même que tu as
reçu une lettre d'elle ce matin...
--Tu es donc passé chez moi?
--Aussitôt que j'ai eu vu le ministre. Le devoir d'abord, ensuite l'amitié.
Je n'ai rencontré que ton frère...
--Ton ami? dit en souriant le marquis.

--Non, fit involontairement Brettecourt, le frère de mon ami, et c'est
tout. Que veux-tu? Je n'ai jamais sympathisé avec lui. Cela date de loin;
il t'a joué tant de vilains tours!
--Il faut pardonner à Honoré, répliqua vivement le marquis. Il est venu
au monde avec un caractère un peu triste...
--Oh! mais il m'a reçu d'une façon charmante, s'écria Brettecourt,
désireux d'effacer la peine qu'il venait de faire à ce noble coeur de
Villepreux; et nous avons longuement causé de toi.
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