Le saucisson à pattes I | Page 5

Eugène Chavette
on n'avait pu retrouver le
Beau François, qu'on supposait avoir quitté le pays.
Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient empressés de faire connaître aux
autorités quel était l'homme qu'elles avaient eu sous la main et qui avait pris le large.
De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement froissé. Son
amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas laisser le gredin jouir longtemps de
l'impunité.
On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la plaisanterie des
trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et combien était menaçante pour le
Beau François cette promesse que s'était faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio
femelle:
--Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette fois-là, le coq ne s'envolera
plus!
Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand guichet et, à pas lents, il
avait remonté le long de la colonne immobile des condamnés, examinant chaque visage et
demeurant impassible aux injures et aux malédictions dont tous accueillaient au passage
celui qui, par son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait amenés sur le
chemin de l'échafaud.
Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et résolu, qui devait être celui
que Vasseur cherchait, car, dès qu'il l'eut aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec:
--Doublet, approche! commanda-t-il.
Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le séparèrent de ses
compagnons, le soldat lui souffla vivement:
--J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le sais, l'échafaud une fois abattu,
on ne le relèvera pas pour toi. Je puis donc te promettre la vie sauve.
L'homme ne broncha pas à cette offre de salut.
--Veux-tu parler? appuya Vasseur.
--C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le condamné d'un ton traînant.
Avec un petit sourire ironique, il ajouta:
--Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de conversation ne me plaisent pas.
--Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions.
--Posez-les d'abord, on verra après.

--Où, dans ton auberge, est située ta cachette?
La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée.
--Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au Bon Repos? Vous m'en donnez
la première nouvelle.
Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il insista en disant:
--Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est tout dans ton intérêt, pour te
fournir une chance de te sauver; car il est un moyen bien simple pour moi, si tu ne parles
pas, de découvrir ta cachette.
--Quel moyen? fit l'aubergiste narquois.
--Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux fondations.
--Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement Doublet.
De tous les francs (affiliés) de la bande d'Orgères, l'aubergiste Doublet avait été le
premier. Chez lui se recélaient les plus grosses prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à
Paris. Il était en quelque sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de son auberge,
il était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans le conseil municipal. Par ses
fonctions, il était à même, pour les cas pressants, de fournir à ses complices des papiers
de circulation qui leur étaient nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier du
Bon-Repos aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait voulu mettre la main à la
pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque de la ferme de Millouard.
Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement trempé. L'échafaud
qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui retirait rien de son sang-froid. La preuve en
fut qu'il renoua de lui-même son entretien avec Vasseur.
--Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison? reprit-il.
--Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le lieutenant.
--Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon caractère et je n'aime pas
contrarier le monde... Va donc pour la cachette!... Mais puisque vous avez le moyen de la
découvrir en renversant la bicoque, voilà donc bien réglée la première des deux questions
que vous deviez m'adresser. À présent, passons à la seconde. Pourvu que vous n'inventiez
pas encore des choses qui n'existent point, je serai peut-être plus heureux à vous
répondre.
Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore échouer, Vasseur reprit:
--Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou par lequel il a passé était si
étroit, que force lui a été de laisser sa veste... Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité
les poches.

--Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné.
--Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un
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