mangez en m'attendant... Mais nos
chevaux avant tout. Double ration d'avoine, car ils auront bientôt une longue course à
fournir.
--Bien, mon lieutenant.
--Chut! chut! fit vivement le chef.
Puis, en riant, il ajouta:
--Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne quand nous serons arrivés où
je vous mène, alors, gare à nos trois peaux!
--Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait d'être nommé Lambert.
--Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je suis le citoyen Rameau,
gros commerçant en grains, qui voyage avec ses deux garçons... Donc, jamais d'autre
nom que Rameau. Tu as bien compris; toi aussi, Fichet?
--Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté de ses deux oreilles la
recommandation faite à son camarade.
Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec:
--Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec moi. Ainsi donc, mes
braves, si vous aimez les voyages et les distractions, surveillez bien votre langue...
Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les distractions, car, ensemble
et d'une voix empressée, ils répondirent:
--Oui, citoyen Rameau.
--Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour, annonça le prétendu
Rameau qui, laissant ses hommes entrer au Bon-Repos, prit la direction de la grande place
où, on le sait, allait avoir lieu la sanglante exécution de vingt-trois condamnés.
Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre les larges voies qu'avait
suivies la foule, il enfila une série de ruelles qui, au bout de dix minutes, le conduisirent
devant une petite porte à guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies
de barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où les condamnés
devaient partir pour l'échafaud.
Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte massive, le guichet
s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture pour reconnaître celui qui demandait à
entrer.
--Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui s'empressa de faire tourner la
porte sur ses gonds.
--Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte de la prison, à première
vue, s'ouvrait si facilement.
--Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la Grande Victoire qui, il n'y a
pas une heure, a eu la fantaisie, pour échapper au couperet, de se déclarer enceinte. Alors,
il a fallu faire venir médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la farceuse un
bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et il n'est que temps, car le public
s'impatiente. Entendez-vous d'ici?
En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse populaire faisant la haie
jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants cris d'impatience.
Le guichetier continua:
--Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout ficelés. Les trois femmes
marcheront en tête et, les premières, elles feront la culbute, car le bourreau sait que l'on
doit la politesse aux dames.
Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa joie. Pour lui, comme
pour la foule, il semblait que cette exécution fût le divertissement d'une journée de liesse.
Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a pas d'exagération à
dire que cette terrible exécution, qui allait faire tomber vingt-trois têtes, était une sorte de
fête pour les populations, celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais.
C'était le cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense avait si
longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais affranchis de ces bandes de
Chauffeurs qui, plus de dix années durant, avaient pillé impunément ces pays terrifiés par
leur audace et leur cruauté.
Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait reculer, ne redoutant rien
des campagnards abrutis par l'épouvante, sachant que le gouvernement avait d'autre souci
que de lancer ses troupes à leurs trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis
d'exécrables scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage, l'assassinat et la torture des
victimes, dont ils chauffaient les pieds pour leur faire avouer la cachette où elles avaient
enfoui leurs écus. De tous ces groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait été
connu sous le nom de Bande d'Orgères. Douée d'une puissante organisation, cette bande
avait pour chef un gars de vingt-neuf ans, véritable colosse, surnommé le Beau François.
Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort la trahison,
comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les coups et en vendre le produit,
possédant ses refuges ignorés au milieu des forêts qui couvraient un tiers du pays, la
bande d'Orgères, conduite par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au
jour où un homme, un seul homme,
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