Le roman dun enfant | Page 5

Pierre Loti
ça
semblait instable, perfide, engloutissant; ça remuait et ça se démenait
partout à la fois, avec un air de méchanceté sinistre. Au-dessus,
s'étendait un ciel tout d'une pièce, d'un gris foncé, comme un manteau
lourd.
Très loin, très loin seulement, à d'inappréciables profondeurs d'horizon,
on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une longue
fente vide, d'une claire pâleur jaune...
Pour la reconnaître ainsi, la mer, l'avais-je déjà vue?
Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l'âge de cinq on six mois, on
m'avait emmené dans l'île, chez une grand'tante, soeur de ma
grand'mère. Ou bien avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres
marins, que j'étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son
immensité.
Nous restâmes un moment l'un devant l'autre, moi fasciné par elle. Dès
cette première entrevue sans doute, j'avais l'insaisissable pressentiment
qu'elle finirait un jour par me prendre, malgré toutes mes hésitations,
malgré toutes les volontés qui essayeraient de me retenir... Ce que
j'éprouvais en sa présence était non seulement de la frayeur, mais
surtout une tristesse sans nom, une impression de solitude désolée,

d'abandon, d'exil... Et je repartis en courant, la figure très bouleversée,
je pense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec une hâte extrême
d'arriver auprès de ma mère, de l'embrasser, de me serrer contre elle; de
me faire consoler de mille angoisses anticipées, inexpressibles, qui
m'avaient étreint le coeur à la vue de ces grandes étendues vertes et
profondes.

V
Ma mère!... Déjà deux ou trois fois, dans le cours de ces notes, j'ai
prononcé son nom, mais sans m'y arrêter, comme en passant. Il semble
qu'au début elle n'ait été pour moi que le refuge naturel, l'asile contre
toutes les frayeurs de l'inconnu, contre tous les chagrins noirs qui
n'avaient pas de cause définie.
Mais je crois que la plus lointaine fois où son image m'apparaît bien
réelle et vivante, dans un rayonnement de vraie et ineffable tendresse,
c'est un matin du mois de mai, où elle entra dans ma chambre suivie
d'un rayon de soleil et m'apportant un bouquet de jacinthes roses. Je
relevais d'une de ces petites maladies d'enfant,--rougeole ou bien
coqueluche, je ne sais quoi de ce genre,--on m'avait condamné à rester
couché pour avoir bien chaud, et, comme je devinais, à des rayons qui
filtraient par mes fenêtres fermées, la splendeur nouvelle du soleil et de
l'air, je me trouvais triste entre les rideaux de mon lit blanc; je voulais
me lever, sortir; je voulais surtout voir ma mère, ma mère à tout prix...
La porte s'ouvrit, et ma mère entra, souriante. Oh! je la revois si bien
encore, telle qu'elle m'apparut là, dans l'embrasure de cette porte,
arrivant accompagnée d'un peu du soleil et du grand air du dehors. Je
retrouve tout, l'expression de son regard rencontrant le mien, le son de
sa voix, même les détails de sa chère toilette, qui paraîtrait si drôle et si
surannée aujourd'hui. Elle revenait de faire quelque course matinale en
ville. Elle avait un chapeau de paille avec des roses jaunes et un châle
en barège lilas (c'était l'époque du châle) semé de petits bouquets d'un
violet plus foncé. Ses papillotes noires--ses pauvres bien-aimées
papillotes qui n'ont pas changé de forme, mais qui sont, hélas!

éclaircies et toutes blanches aujourd'hui--n'étaient alors mêlées d'aucun
fil d'argent. Elle sentait une odeur de soleil et d'été qu'elle avait prise
dehors. Sa figure de ce matin-là, encadrée dans son chapeau à grand
bavolet, est encore absolument présente à mes yeux.
Avec ce bouquet de jacinthes roses, elle m'apportait aussi un petit pot à
eau et une petite cuvette de poupée, imités en extrême miniature de ces
faïences à fleurs qu'ont les bonnes gens dans les villages.
Elle se pencha sur mon lit pour m'embrasser, et alors je n'eus plus envie
de rien, ni de pleurer, ni de me lever, ni de sortir; elle était là, et cela me
suffisait; je me sentais entièrement consolé, tranquillisé, changé, par sa
bienfaisante présence....
Je devais avoir un peu plus de trois ans lorsque ceci se passait, et ma
mère, environ quarante-deux. Mais j'étais sans la moindre notion sur
l'âge de ma mère; l'idée ne me venait seulement jamais de me demander
si elle était jeune ou vieille; ce n'est même qu'un peu plus tard que je
me suis aperçu qu'elle était bien jolie. Non, en ce temps-là, c'était elle,
voilà tout; autant dire une figure tout à fait unique, que je ne songeais à
comparer à aucune autre, d'où rayonnaient pour moi la joie, la sécurité,
la tendresse, d'où émanait tout ce qui était bon, y compris la foi
naissante et la prière....
Et je voudrais, pour la première apparition de cette figure bénie dans ce
livre de souvenir, la saluer avec des mots à part, si c'était possible, avec
des
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