mots faits pour elle et comme il n'en existe pas; des mots qui à eux
seuls feraient couler les larmes bienfaisantes, auraient je ne sais quelle
douceur de consolation et de pardon; puis renfermeraient aussi
l'espérance obstinée, toujours et malgré tout, d'une réunion céleste sans
fin... Car, puisque je touche à ce mystère et à cette inconséquence de
mon esprit, je vais dire ici en passant que ma mère est la seule au
monde de qui je n'aie pas le sentiment que la mort me séparera pour
jamais. Avec d'antres créatures humaines, que j'ai adorées de tout mon
coeur, de toute mon âme, j'ai essayé ardemment d'imaginer un après
quelconque, un lendemain quelque part ailleurs, je ne sais quoi
d'immatériel ne devant pas finir; mais non, rien, je n'ai pas pu--et
toujours j'ai eu horriblement conscience du néant des néants, de la
poussière des poussières. Tandis que, pour ma mère, j'ai presque gardé
intactes mes croyances d'autrefois. Il me semble encore que, quand
j'aurai fini de jouer en ce monde mon bout de rôle misérable; fini de
courir, par tous les chemins non battus, après l'impossible; fini
d'amuser les gens avec mes fatigues et mes angoisses, j'irai me reposer
quelque part où ma mère, qui m'aura devancé, me recevra; et ce sourire
de sereine confiance, qu'elle a maintenant, sera devenu alors un sourire
de triomphante certitude. Il est vrai, je ne vois pas bien ce que sera ce
lieu vague, qui m'apparaît comme une pâle vision grise, et les mots, si
incertains et flottants qu'ils soient, donnent encore une forme trop
précise à ces conceptions de rêve. Et même (c'est bien enfantin ce que
je vais dire là, je le sais), et même, dans ce lieu, je me représente ma
mère ayant conservé son aspect de la terre, ses chères boucles blanches,
et les lignes droites de son joli profil; que les années m'abîment peu à
peu, mais que j'admire encore. La pensée que le visage de ma mère
pourrait un jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu'il ne serait
qu'une combinaison d'éléments susceptibles de se désagréger et de se
perdre sans retour dans l'abîme universel, cette pensée, non seulement
me fait saigner le coeur, mais aussi me révolte, comme inadmissible et
monstrueuse. Oh! non, j'ai le, sentiment qu'il y a dans ce visage quelque
chose d'à part que la mort ne touchera pas. Et mon amour pour ma mère,
qui a été le seul stable des amours de ma vie, est d'ailleurs si affranchi
de tout lien matériel, qu'il me donne presque confiance, à lui seul, en
une indestructible chose, qui serait l'âme; et il me rend encore, par
instants, une sorte de dernier et inexplicable espoir...
Je ne comprends pas très bien pourquoi cette apparition de ma mère
auprès de mon petit lit de malade, ce matin, m'a tant frappé, puisqu'elle
était presque constamment avec moi. Il y a là encore des dessous très
mystérieux; c'est comme si, à ce moment particulier, elle m'avait été
révélée pour la première fois de ma vie.
Et pourquoi, parmi mes jouets d'enfant conservés, ce pot à eau de
poupée a-t-il pris, sans que je le veuille, une valeur privilégiée, une
importance de relique? Tellement qu'il m'est arrivé, au loin, sur mer, à
des heures de danger, d'y repenser avec attendrissement et de le revoir,
à la place qu'il occupe depuis des années, dans une certaine petite
armoire jamais ouverte, parmi d'autres débris; tellement que, s'il
disparaissait, il me manquerait une amulette que rien ne me
remplacerait plus.
Et ce pauvre châle de barège lilas, reconnu dernièrement parmi des
vieilleries qu'on voulait donner à des mendiantes, pourquoi l'ai-je fait
mettre de côté comme un objet précieux?... Dans sa couleur,
aujourd'hui fanée, dans ses petits bouquets rococos d'un dessin indien,
je retrouve encore comme une protection bienfaisante et un sourire; je
crois même que j'y retrouve du calme, de la confiance douce, presque
de la foi; il s'en échappe pour moi toute une émanation de ma mère
enfin, mêlée peut-être aussi à un regret mélancolique pour ces matins
de mai d'autrefois qui étaient plus lumineux que ceux de nos jours...
En vérité, je crains qu'il ne paraisse bien ennuyeux à beaucoup de gens,
ce livre--le plus intime d'ailleurs que j'aie jamais écrit.
En le notant, au milieu de ces calmes des veillées qui sont favorables
aux souvenirs, j'ai constamment présente à ma pensée l'exquise reine à
laquelle j'ai voulu le dédier; c'est comme une longue lettre que je lui
adresserais, avec la certitude d'être compris jusqu'au bout, et compris
même au delà, dans ces dessous profonds que les mots n'expriment pas.
Peut-être comprendront-ils aussi, mes amis inconnus, qui me suivent
avec une bonne sympathie lointaine. Et du reste tous les hommes qui
chérissent ou qui ont chéri leur mère, ne souriront pas des choses
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