Le roman dun enfant | Page 3

Pierre Loti
les
rues, où il faisait froid, où il faisait nuit, où les petits enfants pouvaient
se perdre... Comme on était bien ici, devant ces flammes qui
réchauffaient; comme on était bien, dans sa maison! Peut-être
n'avais-je jamais compris cela comme ce soir; peut-être était-ce ma
première vraie impression d'attachement au foyer--et d'inquiétude triste,

à la pensée de tout l'immense inconnu du dehors. Ce devait être aussi
mon premier instant d'affection consciente pour ces figures vénérées de
tantes et de grand'mères qui ont entouré mon enfance et que, à cette
heure de vague anxiété crépusculaire, j'aurais désiré avoir toutes, à
leurs places accoutumées, assises en cercle autour de moi...
Cependant les belles flammes folles dans la cheminée avaient l'air de se
mourir: la brassée de menu bois était consumée et, comme on n'avait
pas encore allumé de lampe, il faisait plus noir. J'étais déjà tombé une
fois, sur le tapis de nouïs, sans me faire de mal, et j'avais recommencé
de plus belle. Par instants, j'éprouvais une joie étrange à aller jusque
dans les recoins obscurs, où me prenaient je ne sais quelles frayeurs de
choses sans nom; puis à revenir me réfugier dans le cercle de lumière,
en regardant avec un frisson si rien n'était sorti derrière moi, de ces
coins d'ombre, pour me poursuivre.
Ensuite, les flammes se mourant tout à fait, j'eus vraiment peur; tante
Berthe, trop immobile sur sa chaise et dont je sentais le regard seul me
suivre, ne me rassurait plus. Les chaises même, les chaises rangées
autour de la salle, commençaient à m'inquiéter à cause de leurs grandes
ombres mouvantes qui, au gré de la flambée à l'agonie, montaient
derrière elles, exagérant la hauteur des dossiers le long des murs. Et
surtout il y avait une porte, entr'ouverte sur un vestibule tout
noir--lequel donnait sur le grand salon plus vide et plus noir encore...
oh! cette porte, je la fixais maintenant de mes pleins yeux, et, pour rien
au monde, je n'aurais osé lui tourner le dos.
C'était le début de ces terreurs des soirs d'hiver qui, dans cette maison
pourtant si aimée, ont beaucoup assombri mon enfance.
Ce que je craignais de voir arriver par là n'avait encore aucune forme
précise; plus tard seulement, mes visions d'enfant prirent figure. Mais la
peur n'en était pas moins réelle et m'immobilisait là, les yeux très
ouverts, auprès de ce feu qui n'éclairait plus,--quand tout à coup, du
côté opposé, par une autre porte, ma mère entra... Oh! alors je me jetai
sur elle; je me cachai la tête, je m'abîmai dans sa robe: c'était la
protection suprême, l'asile où rien n'atteignait plus, le nid des nids où
l'on oubliait tout...

Et, à partir de cet instant, le fil de mon souvenir est rompu, je ne
retrouve plus rien.

III
Après l'image ineffaçable laissée par cette première frayeur et cette
première danse devant une flambée d'hiver, des mois ont dû passer sans
que rien se gravât plus dans ma tête. Je retombai dans cette demi-nuit
des commencements de la vie que traversaient à peine d'instables et
confuses visions, grises ou roses sous des reflets d'aube.
Et je crois que l'impression suivante fut celle-ci, que je vais essayer de
traduire: impression d'été, de grand soleil, de nature, et de terreur
délicieuse à me trouver seul au milieu de hautes herbes de juin qui
dépassaient mon front. Mais ici les dessous sont encore plus
compliqués, plus mêlés de choses antérieures à mon existence présente;
je sens que je vais me perdre là dedans, sans parvenir à rien exprimer...
C'était dans un domaine de campagne appelé «la Limoise», qui joué
plus tard un grand rôle dans ma vie d'enfant. Il appartenait à de très
anciens amis de ma famille, les D***, qui, en ville, étaient nos voisins,
leur maison touchant presque la nôtre. Peut-être, l'été précèdent, étais-je
déjà venu à cette Limoise,--mais à l'état inconscient de poupée blanche
que l'on avait apportée au cou. Ce jour dont je vais parler était
certainement le premier où j'y venais comme petit être capable de
pensée, de tristesse et de rêve.
J'ai oublié le commencement, le départ, la route en voiture, l'arrivée.
Mais, par un après-midi très chaud, le soleil déjà bas, je me revois et je
me retrouve si bien, seul au fond du vieux jardin à l'abandon, que des
murs gris, rongés de lierre et de lichen, séparaient des bois, des landes à
bruyères, des campagnes pierreuses d'alentour. Pour moi, élevé à la
ville, ce jardin très grand, qu'on n'entretenait guère, et où les arbres
fruitiers mouraient de vieillesse, enfermait des surprises et des mystères
de forêt vierge. Ayant sans doute franchi les buis de bordure, je m'étais
perdu au milieu d'un des grands carrés incultes du fond, parmi je ne sais

quelles hautes plantes folles,--des asperges montées, je crois
bien,--envahies par
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