Le roman dun enfant | Page 2

Pierre Loti
grand rond
lumineux se dessina au milieu de l'appartement, par terre, sur le tapis,
sur les pieds des chaises, dans ces régions basses qui étaient
précisément les miennes. Et ces flammes dansaient, changeaient,
s'enlaçaient, toujours plus hautes et plus gaies, faisant monter et courir
le long des murailles les ombres allongées des choses... Oh! alors je me

levai tout droit, saisi d'admiration... car je me souviens à présent que
j'étais assis, aux pieds de ma grand'tante Berthe (déjà très vieille en ce
temps-là), qui sommeillait à demi dans sa chaise, près d'une fenêtre par
où filtrait la nuit grise; j'étais assis sur une de ces hautes chaufferettes
d'autrefois, à deux étages, si commodes pour les tout petits enfants qui
veulent faire les câlins, la tête sur les genoux des grand'mères ou des
grand'tantes... Donc, je me levai, en extase, et m'approchai de la
flamme; puis, dans le cercle lumineux qui se dessinait sur le tapis, je
me mis à marcher en rond, à tourner, à tourner toujours plus vite et
enfin, sentant tout à coup dans mes jambes une élasticité inconnue,
quelque chose comme une détente de ressorts, j'inventai une manière
nouvelle et très amusante de faire: c'était de repousser le sol bien fort,
puis de le quitter des deux pieds à la fois pendant une demi-seconde,--et
de retomber,--et de profiter de l'élan pour m'élever encore, et de
recommencer toujours, pouf, pouf, en faisant beaucoup de bruit par
terre, et en sentant dans ma tête un petit vertige particulier très
agréable... De ce moment, je savais sauter, je savais courir!
J'ai la conviction que c'était bien la première fois, tant je me rappelle
nettement mon amusement extrême et ma joie étonnée.
--Ah! mon Dieu, mais qu'est-ce qu'il a ce petit, ce soir? disait ma
grand'tante Berthe un peu inquiète. Et j'entends encore le son de sa voix
brusque.
Mais je sautais toujours. Comme ces petites mouches étourdies, grisées
de lumière, qui tournoient le soir autour des lampes, je sautais toujours
dans ce rond lumineux qui s'élargissait, se rétrécissait, se déformait,
dont les contours vacillaient comme les flammes.
Et tout cela m'est encore si bien présent, que j'ai gardé dans mes yeux
les moindres rayures de ce tapis sur lequel la scène se passait. Il était
d'une certaine étoffe inusable, tissée dans le pays par les tisserands
campagnards, et aujourd'hui tout à fait démodée, qu'on appelait «nouïs».
(Notre maison d'alors était restée telle que ma grand'mère maternelle
l'avait arrangée lorsqu'elle s'était décidée à quitter l'île pour venir se
fixer sur le continent.--Je reparlerai un peu plus tard de cette île qui prit
bientôt, pour mon imagination d'enfant, un attrait si mystérieux.--C'était

une maison de province très modeste, où se sentait l'austérité huguenote,
et dont la propreté et l'ordre irréprochables étaient le seul luxe.)
...Dans le cercle lumineux qui, décidément, se rétrécissait de plus en
plus, je sautais toujours. Mais, tout en sautant, je pensais, et d'une façon
intense qui, certainement, ne m'était pas habituelle. En même temps
que mes petites jambes, mon esprit s'était éveillé; une clarté un peu plus
vive venait de jaillir dans ma tête, où l'aube des idées était encore si
pâle. Et c'est sans doute à cet éveil intérieur que ce moment fugitif de
ma vie doit ses dessous insondables; qu'il doit surtout la persistance
avec laquelle il est resté dans ma mémoire, gravé ineffaçablement.
Mais je vais m'épuiser en vain à chercher des mots pour dire tout cela,
dont l'indécise profondeur m'échappe... Voici, je regardais ces chaises,
alignées le long des murs, et je me rappelais les personnes âgées,
grand'mères, grand'tantes et tantes, qui y prenaient place d'habitude, qui
tout à l'heure viendraient s'y asseoir... Pourquoi n'étaient-elles pas là?
En ce moment, j'aurais souhaité leur présence autour de moi comme
une protection. Elles se tenaient sans doute là-haut, au second étage,
dans leurs chambres; entre elles et moi, il y avait les escaliers obscurs,
les escaliers que je devinais pleins d'ombre et qui me faisaient frémir...
Et ma mère? J'aurais surtout souhaité sa présence à elle; mais je la
savais sortie dehors, dans ces rues longues dont je ne me représentais
pas bien les extrémités, les aboutissements lointains. J'avais été
moi-même la conduire jusqu'à la porte, en lui demandant: «Tu
reviendras, dis?» Et elle m'avait promis qu'en effet elle reviendrait. (On
m'a conté plus tard qu'étant tout petit, je ne laissais jamais sortir de la
maison aucune personne de la famille, même pour la moindre course ou
visite, sans m'être assuré que son intention était bien de revenir. «Tu
reviendras, dis?» était une question que j'avais coutume de poser
anxieusement après avoir suivi jusqu'à la porte ceux qui s'en allaient.)
Ainsi, ma mère était sortie... cela me serrait un peu le coeur de la savoir
dehors... Les rues!... J'étais bien content de ne pas y être, moi, dans
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 66
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.