Le roman de la rose | Page 6

Guillaume de Lorris-Jean de Meung
et male vie,
Et ses projets
change souvent,
Ou se rend en quelque couvent[11],
Ne sachant
garder la franchise[12]
Que Nature avait en lui mise,
Et se figure,
une fois là,
Que la grue au ciel il prendra,
Et des voeux un beau jour
se lie.
Ou bien, si sous le faix il plie,
Il s'en repent et veut sortir,

Ou s'il n'ose s'en revenir,
Si la honte l'y tient encore,
Malgré son
coeur qui le déplore,
Il restera pour y mourir,
Ou vivant pleurer et
gémir
Dessus sa franchise perdue
Qui ne lui peut être rendue,
En
pitié si Dieu ne le prend
Et pour apaiser son tourment,
Ne le tient en
obédience
Par la vertu de patience.
Jeunesse pousse jeunes gens

Aux danses, aux déportements,
A tous excès, à la luxure,
Lâchetés
de toute nature,
Et tels combats livre en vos coeurs

Qu'à grand'peine
ils restent vainqueurs.
Voilà les périls où Jeunesse
Met ceux qu'à
Plaisir elle adresse.
[p. 30]
Ainsinc Délit enlace et maine 4709
Les cors et la pensée humaine

Par Jonesce sa chamberiere,
Qui de mal faire est coustumiere,
Et
des gens à délit atraire;
Jà ne querroit autre ovre faire.
Mais
Viellesce les en rechasce[13],
Qui ce ne scet, si le resache,
Ou le
demant as anciens
Que Jonesce ot en ses liens,
Qu'il lor remembre
encore assés
Des grans péris qu'il ont passés,
Et des folies qu'il ont

faites,
Dont les forces lor a sostraites,
Avec les foles volentés

Dont il seulent estre tentés.
Viellesce qui les accompaigne,
Qui
moult lor est bonne compaigne,
Et les ramaine à droite voie,
Et
jusqu'en la fin les convoie;
Mès mal emploie son servise,
Que nus
ne l'aime ne ne prise,
Au mains jusqu'à ce tant en soi
Qu'il la
vousist avoir o soi:
Car nus ne vuet viex devenir,
Ne jones sa vie
fenir;
Si s'esbahissent et merveillent,
Quant en lor remembrance
veillent,
Et des folies lor sovient,
Si cum sovenir lor convient,

Comment il firent tel besongne
Sans recevoir honte et vergongne;

Ou, se honte et damage i orent,
Comment encor eschaper porent
[p. 31]
Sa servante Jeunesse aidant, 4723
Jeunesse à l'esprit malfaisant,

Ainsi Plaisir enlace et maine
Le corps et la pensée humaine;
Mal
faire, au plaisir les pousser,
Jeunesse n'a d'autre penser.
Mais
Vieillesse les en arrache,
Qui l'ignore, il faut qu'il le sache,
Ou le
demande aux anciens,
Que tint Jeunesse en ses liens,
Si les sottises
qu'ils ont faites
Dont elle a leurs forces soustraites
Avec les folles
volontés
Dont ils soulatent être tentés,
Si les périls passés encore

Leur esprit tels se remémore.
C'est Vieillesse jusqu'à la fin
Qui les
ramène au droit chemin,
Les conduit et les accompagne,
Pour eux
bonne et sage compagne;
Mais personne ne veut la voir
A ses côtés
trop tôt s'asseoir:

Loin de l'aimer, on la redoute,
Aussi sa peine elle
perd toute;
Car nul ne veut vieux devenir
Ni jeune voir ses jours
finir.
Les vieux se plaisent, s'émerveillent
Quand leurs souvenirs se
réveillent,
A repasser souventes fois
Leurs folles amours d'autrefois,

Comme ils firent telle besogne
Sans subir honte ni vergogne,
Ou
s'il leur arriva malheur,
Comment ils eurent encor l'heur
[p. 32]
De tel peril sans pis avoir, 4743
Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir.
Et
scés-tu où Jonesce maint,
Que tant prisent maintes et maint?
Délit

la tient en sa maison
Tant comme ele est en sa saison,
Et vuet que
Jonesce le serve
Por néant, fust néis sa serve;
Et el si fait si
volentiers,
Qu'el le trace par tous sentiers,
Et son corps à bandon li
livre;
El ne vodroit pas sans li vivre.
Et Viellesce, scez où demore?

Dire le te vueil sans demore:
Car là te convient-il aler,
Se mort ne
te fait desvaler
Où tens de jonesce en sa cave,
Qui moult est
ténébreuse et have.
Travail et dolor là herbergent;
Mès il la lient et
enfergent,
Et tant la batent et tormentent,
Que mort prochaine li
présentent,
Et talent de soi repentir,
Tant li font de fléaus sentir.

Adonc li vient en remembrance
En ceste tardive pesance,
Quant el
se voit foible et chenuë,
Que malement l'a décéuë
Jonesce qui tout a
gité
Son prétérit en vanité;
Et qu'ele a sa vie perduë,
Se du futur
n'est secoruë,
Qui la soustiegne en pénitence
Des péchiez que fist
en s'enfance,
[p. 33]
D'échapper sans pire infortune 4757
Pour leur âme, corps et fortune.

Mais où Jeunesse gît, sais-tu,
Dont chacun prise la vertu?
Plaisir
la tient en esclavage
Et veut que Jeunesse en servage
Pour rien le
serve en sa maison
Tant comme elle est en sa saison,
A l'abandon
qu'elle se livre
Jusque sans lui ne pouvoir vivre,
Ce qu'elle fait si
volontiers
Qu'elle le suit par tous sentiers.
Maintenant je te vais sur
l'heure

Apprendre où Vieillesse demeure;
Car là te faudra-t-il aller

Si mort ne te fait dévaler,
Au temps de jeunesse, en sa cave
Qui
moult est ténébreuse et have.
Là Vieillesse cent maux divers

Attendent, la chargent de fers,
Et tant la battent, la tourmentent,

Que mort prochaine lui présentent
Et la poussent au repentir,
Tant
lui font de fléaux sentir.
Alors lui vient en souvenance
En sa tardive
doléance,
Lorsque son crâne est tout chenu,
Que Jeunesse a son
coeur déçu,
Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage
Elle a gaspillé son
bel âge
Et perdu sa vie à toujours,
Si d'avenir le prompt secours

Ne rachète par pénitence
Tous les péchés de son enfance,

[p. 34]
Et par bien faire en ceste poine, 4777
Au souverain bien la ramoine,

Dont Jonesce la dessevroit,
Qui des vanités l'abevroit;
Et le
present si poi li dure,
Qu'il n'i a conte ne mesure:
Mès comment que
la besoigne aille,
Qui d'Amor veut joïr sans faille,
Fruit i doit querre
et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 94
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.