Le roman de la rose | Page 5

Guillaume de Lorris-Jean de Meung
votre pensée,
Pour y puiser
complètement
Votre sage commandement.
Mais Amour que de tant
de blâme,
De mépris vous poursuivez, dame,
[p. 24]
Prier vous voil dou defenir, 4609
Si qu'il m'en puist miex sovenir,

Car ne l'oï defenir onques.
Raison.
Volentiers: or i entens donques.
Amors, se bien suis apensée,
C'est
maladie de pensée
Entre deus personnes annexes
Franches entr'eus,
de divers sexes,
Venans as gens par ardor née
De vision désordenée,

Por eus acoler et baisier,
Et por eus charnelment aisier.
Amors
autre chose n'atant,
Ains s'art et se délite en tant.
De fruit avoir ne
fait-il force,
En déliter sans plus s'efforce;
Si sunt aucun de tel
maniere,
Qui cest amor n'ont mie chiere,
Toutevois fin amant se
faignent,
Mès par Amors amer ne daignent,
Et se gabent ainsinc des
Dames,
Et lor prometent cors et ames,
Et jurent mençonges et
fables
A ceus qu'il truevent décevables,
Tant qu'il ont lor délit éu;

Mais cil sunt li mains décéu:
Car ades vient-il miex, biau mestre,

Décevoir, que décéus estre[9].
De l'autre Amor dirai la cure
Selonc
la devine Escripture;

Méismement en ceste guerre
Où nus ne scet le
moien querre;
[p. 25]
Veuillez au moins le définir 4623
Pour qu'il m'en puisse souvenir,

Car ne l'ouïs définir oncques.

Raison.
Volontiers; or écoute doncques.
Entre deux êtres s'attirant,
Libres,
de sexe différent,
Amour, si je suis bien sensée,
Est un grand mal de
la pensée
Qui leur vient d'une folle ardeur.
Ils n'ont plus qu'un désir
au coeur,
Baiser, caresse mutuelle,
Jouissance, en un mot, charnelle.

Amour n'a point d'autre désir,
Mais brûle et cherche le plaisir;

Procréer n'est point son attente,
Seule la volupté le tente.
Pourtant
j'en connais en retour
Qui n'aiment pas de cet amour,
Et pourtant
fins amants se feignent,
Mais par amour aimer ne daignent,
Et vont
des dames se moquant,
Corps et âme leur promettant,
Et jurent
mensonges et fables
Aux coeurs qu'ils trouvent décevables,
Tant
qu'enfin soient comblés leurs voeux.
En amour ce sont les heureux;

Oui, car toujours mieux vaut-il être
Trompeur que trompé, mon beau
maître[9].
L'autre amour dirai maintenant
La sainte Écriture suivant.

Malgré que nul en cette guerre
Mon amour ne recherche guère,
[p. 26]
Mès ge sai bien, pas nel' devin, 4641
Continuer l'estre devin.
A son
pooir voloir déust
Quiconques à fame géust,
Et soi garder en son
semblable,
Por ce que tuit sunt corrumpable,
Si que jà par
succession
Ne fausist généracion;
Car puis que pere et mere faillent,

Vuet Nature que les fils saillent[10]
Por recontinuer ceste ovre,

Si que par l'ung l'autre recovre.
Por ce i mist Nature délit,
Por ce
vuet que l'en s'i délit,
Que cil ovrier ne s'en foïssent,

Et que ceste
ovre ne haïssent;
Car maint n'i trairoient jà trait,
Se n'iert délit qui
les atrait.
Ainsinc Nature i soutiva:
Sachiés que nul a droit n'i va,

Ne n'a pas entencion droite,
Qui sans plus délit y convoite;
Car cil
qui va délit querant,
Sés-tu qu'il se fait? il se rent
Comme sers et
chétis et nices,
Au prince de tretous les vices;
Car c'est de tous
maus la racine,
Si cum Tulles le détermine
Où livre qu'il fist de
Viellesce,
Qu'il loe et vant plus que Jonesce.
Car Jonesce boute
homme et fame
En tous péris de cors et d'ame.
Et trop est fort chose

à passer
Sans mort, ou sans membre casser,
[p. 27]
Je sais bien, sans le deviner, 4655
L'être divin continuer.
Voilà le
but que doit poursuivre
Tout homme à qui femme se livre:
Il faut
que par succession
S'opère génération;
Chacun, car tout est
corrompable,
Doit se garder en son semblable;
Car puisque meurent
les parents,
Nature veut que les enfants
S'aiment et l'oeuvre
continuent[10],
L'un par l'autre se perpétuent.
Aussi Nature y mit
plaisir,
Pour que séduits par le désir
Les amants entre eux ne se
fuissent
Et l'oeuvre d'Amour ne haïssent,
Car plus d'un la
négligerait
Si le plaisir ne l'attirait.
Ainsi le décida Nature.
Sachez
qu'en amour la droiture
Cherche plus noble intention
Que charnelle
séduction;
N'y voir que telle jouissance,
C'est se rendre sans
répugnance,
Comme un sot, comme un lâche, au roi
De tretous les
vices! Crois-moi,
De tous nos maux c'est la racine,
Comme Tulle le
détermine;
La vieillesse pour lui vaut mieux
Que la jeunesse et tous
ses feux;
Car Jeunesse pousse homme et femme
En tous périls de
corps et d'âme.
C'est chose trop dure à passer
Sans mourir ou
membre casser,
[p. 28]
Ou sans faire honte ou damage, 4675
Ou à soi, ou à son linage.
Par
Jonesce s'en va li hons
En toutes dissolucions,
Et siut les males
compaignies,
Et les désordenées vies,

Et muë son propos sovent,

Ou se rent en aucun covent[11],
Qu'il ne scet garder la franchise[12]

Que Nature avoit en li mise,
Et cuide prendre où ciel la gruë,

Quant il se met ilec en muë;
Et remaint tant qu'il soit profès;
Ou s'il
resent trop grief li fès,
Si s'en repent et puis s'en ist,
Ou sa vie espoir
i fenist,
Qu'il ne s'en ose revenir
Por Honte qui l'i fait tenir,
Et
contre son cuer i demore;
Là vit à grant mesese et plore
La
franchise qu'il a perduë,
Qui ne li puet estre renduë,
Se n'est que

Diex grace li face,
Qui sa mesese li efface,
Et le tiengne en
obédience
Par la vertu de pacience.
Jonesce met homme ès folies,

Ès boules et ès ribaudies,
Ès luxures et ès outrages,
Ès mutacions de
corages,
Et fait commencier tex mellées
Qui puis sont envis
desmellées:
En tex péris les met Jonesce,
Qui les cuers à Délit
adresce.
[p. 29]
Sans faire honte ou grand dommage 4689
A soi-même, à tout son
lignage.
Par Jeunesse et ses passions,
En toutes dissolutions,
En
méprisable compagnie
L'homme s'égare
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