Le roman de la rose | Page 4

Guillaume de Lorris-Jean de Meung
sauras tantost sans science,
Et congnoistras sans
congnoissance
Ce qui ne puet estre séu,
Ne démonstré, ne congnéu.

Quant à ce que jà plus en sache
Nus homs qui son cuer i atache,

Ne que por ce jà mains s'en dueille,
S'il n'est tex que foïr le vueille,


Lors t'aurai le neu desnoé
Que tous jors troveras noé.
Or i met bien
t'entencion,
Vez-en ci la descripcion.
Amors ce est paix haïneuse,

Amors est haïne amoreuse;
C'est loiautés la desloiaus,
C'est la
desloiauté loiaus;
C'est paor toute asséurée,
Esperance desesperée;

C'est raison toute forcenable,
C'est forcenerie resnable;
C'est
dous péril à soi noier,
Grief fais legier à paumoier;
C'est Caribdis la
périlleuse[5],
Désagréable et gracieuse;
C'est langor toute santéive,

C'est santé toute maladive;
C'est fain saoule en habondance,
C'est
convoiteuse soffisance;
[p. 19]
Raison.
Par mon chef, je veux te l'apprendre, 4525
Puisque ton coeur y veut
entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable
expliquer;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans
connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni
connu.
Seule une chose est que je sache:
Si quelqu'un son coeur y
attache,
Il n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le
fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le
noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour,
affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale
loyauté
Et loyale déloyauté;
C'est la peur toute rassurée,

Espérance désespérée,
Une furibonde raison,

Un raisonnable
furibond;
C'est Carybde la périlleuse[5]
Désagréable et gracieuse,

Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger;
C'est
la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une
salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
[p. 20]
C'est la soif qui tous jors est ivre, 4545
Yvresce qui de soif s'enyvre;

C'est faus délit, c'est tristor lie,
C'est léesce la corroucie;
Dous

maus, douçor malicieuse,
Douce savor mal savoreuse;
Entechiés de
pardon péchiés,
De péchiés pardon entechiés;
C'est poine qui trop
est joieuse,
C'est felonnie la piteuse[6];
C'est le gieu qui n'est pas
estable,
Estat trop fers et trop muable;
Force enferme, enfermeté
fors,
Qui tout esmuet par ses effors;
C'est fol sens, c'est sage folie,

Prospérité triste et jolie;
C'est ris plains de plors et de lermes,

Repos travaillans en tous termes;
Ce est enfers li doucereus,
C'est
paradis li dolereux;
C'est chartre qui prison soulage,
Printems plains
de fort yvernage;
C'est taigne qui riens ne refuse,
Les porpres et les
buriaus[7] use;
Car ausinc bien sunt amoretes
Sous buriaus comme
sous brunetes;
Car nus n'est de si haut linage,
Ne nus ne trueve-l'en
si sage,
Ne de force tant esprové,
Ne si hardi n'a-l'en trové,
Ne qui
tant ait autres bontés
Qui par Amors ne soit dontés.
Tout li mondes
vait ceste voie;
C'est li Diex qui tous les desvoie,
[p. 21]
C'est la soif qui toujours est ivre, 4557
Ivresse qui de soif s'enivre,

Tristesse gaie, amer bonheur;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux
mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse;
Un
adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché;
C'est une peine
délectable,
C'est férocité pitoyable[6],
C'est le jeu toujours
inconstant,
État trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile;

C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a
triomphé, tant fût-il fort;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste
et jolie;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis
douloureux,
Oeil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à
toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,

Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car
aussi bien naissent amours
Sous la bure et sous le velours[7];
Car
nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de
force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni
science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.

[p. 22]
Se ne sunt cil de male vie 4579
Que Genius escommenie,
Por ce
qu'il font tort à Nature[8]:
Ne por ce, se ge n'ai d'aus cure,
Ne
voil-ge pas que les gens aiment
De cele amor dont il se claiment
En
la fin las, chétis, dolant,
Tant les va Amors afolant.
Mès se tu viaus
bien eschever
Qu'Amors ne te puisse grever,
Et veus garir de ceste
rage,
Ne pués boivre si bon bevrage
Comme penser de li foïr,
Tu
n'en pués autrement joïr.
Se tu le sius, il te sivra,
Se tu le fuis, il te
fuira.
L'Amant.
Quant j'oi Raison bien entenduë,
Qui por noient s'est débatuë,

Dame, fis-ge, de ce me vant,
Ge n'en sai pas plus que devant
A ce
que m'en puisse retraire.
En ma leçon a tant contraire,
Que ge n'en
sai noient aprendre,
Si la sai ge bien par cuer rendre,
C'onc mes
cuers riens n'en oblia,
Voire entendre quanqu'il i a,
Por lire tout
communément,
Ne mès à moi tant solement;
Mès puis qu'Amors
m'avés descrite,
Et tant blasmée et tant despite,
[p. 23]
Tous suivent le même chemin, 4591
Ce Dieu les tient tous sous sa
main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie

Puisque tort à Nature ils font[8]
J'ai pour eux un dégoût profond;

Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent

Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si
tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette
rage guérir,

N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en
aide
Je ne connais d'autre remède;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu
le fuis, il te fuira.
L'Amant.

Quand j'ouïs Raison l'entendue
Qui s'est en vain bien débattue:

Dame, lui dis-je, assurément
Je ne sais pas plus que devant
A mon
mal comment me soustraire.
En la leçon tout est contraire,
Et rien
certe elle ne m'apprit.
Je sais par coeur ce qu'avez dit,
Tant mon
âme était empressée
De bien saisir
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