pas vingt-deux ans de sa vie à parcourir les mers les plus inconnues, les pays les plus inexplorés, sans amasser un certain recueil de ce que vous appelez des aventures.
Mme SAINT-VALLIER--Vous avez même couru de grands dangers, probablement?
AUGUSTE--La mort est une coquette, madame; elle ne veut pas de ceux qui la cherchent. Et après tout ce qui m'est arrivé sur terre et sur mer, quand je me retrouve aujourd'hui soupant tranquillement sous le toit de mes ancêtres, je me demande si je n'ai pas été l'objet d'une protection toute particulière de la part de la providence.
BLANCHE, à part--Il a dit qu'il l'avait vu, qu'il était son ami... C'est sans doute un protecteur que le ciel m'envoie... O Adrien!...
AUGUSTE--Du reste, si la chose vous amuse, vous ne me trouverez pas chiche de mes histoires, Madame; soyez tranquille.
Mme SAINT-VALLIER--Vous êtes bien aimable il me tarde de vous entendre nous raconter tout cela. Mais il commence à se faire tard, et pour ne pas vous gêner plus longtemps, vous me permettrez de me retirer avec ma fille... n'est-ce pas?
AUGUSTE--Je suis votre serviteur, madame. (Il reconduit les dames, jusqu'à la porte, et revient se mettre à table.)
SCèNE IV
AUGUSTE, JOLIN.
JOLIN, à part--Tenons-nous bien.
AUGUSTE--Eh bien, mon vieux Jolin, à nous deux maintenant! Veux-tu?
JOLIN--D'après ce que je vois, vous revenez vous établir dans le pays?
AUGUSTE--Oui!
JOLIN--Le retour de l'enfant prodigue.
AUGUSTE--L'enfant prodigue? Mais tu sais bien, vieux Jolin, que je n'ai pu comme lui dissiper mon héritage.
JOLIN--Sans doute, car vous n'aviez pu l'emporter.
AUGUSTE--Tu feins de ne pas me comprendre... Tu dois bien penser cependant que mon intention, en remettant les pieds ici, est de revendiquer le dép?t que je t'ai confié en partant. C'est l'héritage de mon père, et après tant de revers, je ne serai pas faché d'en jouir en paix.
JOLIN--Mais, au moment de votre départ, vous m'avez cédé vos biens, par actes réguliers.
AUGUSTE--Ah! très bien; mais tu oublies que cette vente était purement fictive, ma?tre Jolin; car tu m'avais signé toi-même à l'avance une déclaration qui l'annulait. Cette déclaration, cette contre-lettre, comme on appelle les actes de ce genre, te constituait seulement dépositaire de ma fortune; tu étais obligé de tout me restituer à ma première demande.
JOLIN--Mais... cette... contre-lettre... n'existe plus... sans doute...
AUGUSTE--Eh bien, quand cela serait, la perte de cet acte serait-elle une raison pour un ancien serviteur de ma famille de retenir ce qui m'appartient légitimement?
JOLIN, se levant brusquement--La contre-lettre est perdue! Ah! je le savais bien, moi; il ne faut jamais s'abandonner au désespoir!
AUGUSTE, se levant de table--Jolin, je ne veux pas croire encore aux soup?ons que tes paroles tendraient à m'inspirer. Il m'en co?terait trop de te regarder comme un fripon.
JOLIN--Ah! ah! ah!... La bonne histoire, ce pauvre gar?on revient tel qu'il est parti... ah! ah ah! C'est toujours le même écervelé que son père lui-même avait surnommé La Bourrasque. Ah! oui, La Bourrasque; pas de tête! pas de tête! Il vient réclamer cette fortune sans laquelle je ne pourrais plus vivre, et il n'a pas le précieux papier pour m'obliger à cette restitution. Il l'a perdu, le pauvre enfant... le pauvre niais... le pauvre fou!... Il l'a perdu... ah! ah! ah! il l'a perdu!
AUGUSTE--Comme tu vas vite en besogne, vieux Jolin! T'ai-je dit que cet acte était perdu? Est-il si difficile de conserver une feuille de papier?
JOLIN--Hein! c'était donc une épreuve?
AUGUSTE--Peut-être. Dans tous les cas, cette épreuve ne t'a pas été favorable; aussi je me montrerai sévère envers un déloyal fondé de pouvoir; tu peux t'y attendre.
JOLIN--Non, non, c'est impossible, ce papier n'a pu échapper à la destruction, à tous les naufrages dont vous parliez tout à l'heure. Vous avez imaginé quelque ruse pour me tromper. Mais j'ai l'oeil ouvert...
AUGUSTE--Jolin! Tu sens que l'age a modifié mon tempérament; car tu sais bien qu'autrefois, vieux coquin, je n'aurais pas souffert ces insolences sans te rompre les os... Mais causons tranquillement. Me croyais-tu assez imprudent, malgré ma légèreté, pour ne pas laisser cette contre-lettre au Canada?
JOLIN--Ce n'est pas probable, car j'ai pris les informations les plus minutieuses...
AUGUSTE--Dans mon intérêt, sans doute, vertueux Jolin. Eh bien, tiens, écoute; je vais te révéler certaines circonstances que tu me parais ignorer. En quittant Québec, après la mort de mon beau-frère, pour aller prendre part aux malheureuses échauffourées de 1838, je devais assurer le sort de celle qui m'avait tout sacrifié. Le jour donc où je conclus avec toi cette vente simulée de mes propriétés, je signai secrètement chez un autre notaire, un nouvel acte par lequel j'abandonnais à Berthe de Blavière, le revenu de tous les biens dont tu étais le dépositaire. A cette pièce je joignis la contre-lettre avec un testament. Je mis le tout sous cachet, et je le remis au notaire Dumont, en le chargeant de les faire parvenir à Berthe.
JOLIN--Ils ne lui sont pas parvenus, car personne n'a jamais rien réclamé de moi
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