ben, faut-il y ouvrir à votre tourbillon?
JOLIN--Oui, oui, ouvre-lui... Tout retard ne pourrait que l'irriter... Sainte Vierge! comment parer le coup? (Thibeault sort.)
BLANCHE, à part--Mon Dieu, qu'est-ce que cela veut dire?
Mme SAINT-VALLIER, à part--Serait-ce quelque malheur inattendu?
JOLIN, à part--Allons, il ne faut pas perdre la tête... Du courage! Du sang froid. Si c'est lui, il va falloir jouer gros jeu. Prends garde à toi, Jolin; il y va de ta fortune.
SCèNE III
AUGUSTE, LES PRéCéDENTS, THIBEAULT.
AUGUSTE, en dehors--Laisse, laisse, va! j'ai habité la maison avant toi. Une vieille hirondelle reconna?t toujours son nid.
JOLIN, à part--Plus de doute... c'est lui!
AUGUSTE, entrant--Comme tout est changé ici!... Comme tout est vieux, noir et triste!... L'ancien salon d'apparat, la pièce qu'on n'ouvrait qu'aux grands jours!
JOLIN--Je ne vous connais pas, monsieur... et...
AUGUSTE, après avoir regardé Jolin un instant, et éclaté de rire--Ah! ah! Par la Caabah! si je juge de moi d'après toi, mon pauvre Jolin, il n'est pas étonnant que tu ne me reconnaisses pas. Tu parais aussi vieux que le brahmine Abdallah que je rencontrai sur les bords du Gange, pêchant des crocodiles à la ligne, et Abdallah avait cent deux ans.
JOLIN--Monsieur...
AUGUSTE, saisissant le bras de Jolin d'une main, et de l'autre élevant la lampe au niveau de son visage--Tu ne me reconnais pas, et cependant tu trembles. Regarde-moi bien, Antoine-Pierre Jolin, ancien commis de la maison DesRivières et compagnie, à Québec; regarde-moi d'aussi près que tu voudras; j'ai été rudement secoué par la destinée, sur terre et sur mer, mais je suis toujours...
JOLIN--Oseriez-vous encore porter votre nom dans ce pays où il est déshonoré, flétri?...
AUGUSTE--Pourquoi pas? Le temps efface bien des choses. Une seule personne aurait eu le droit de me maudire, mais j'ai appris à mon arrivée que cette personne avait disparu depuis longtemps. Mais laissons cela; tu me connais, Jolin, et tu sais ce qui m'amène ici. Fais-moi donc servir à souper, car je suis las, et l'absinthe que j'ai bue à l'auberge là-bas m'a mis en appétit. (Il se jette sur un siège et allonge ses jambes à la fa?on américaine.)
JOLIN, apercevant les dames, qu'il avait oubliées--Comment! mais vous êtes encore là, vous autres! Pourquoi cela?
Mme SAINT-VALLIER--Mon cher monsieur Jolin, ni ma fille ni moi n'avons eu l'intention...
JOLIN--Laissez-nous!
AUGUSTE--Comment cela, vieil égo?ste? me prends-tu pour un sauvage? Tu apprendras que j'ai vu des dames jaunes en Chine, des dames vertes à Java, des noires en Afrique, des rouges dans les plaines de l'Ouest, des blanches partout, et l'on ne m'a jamais reproché d'avoir manqué d'égards envers le sexe, quelle ne f?t sa couleur. Permets donc à ces dames de m'honorer de leur compagnie...
JOLIN, à part--Pour parler avec cette assurance, il faut qu'il soit bien s?r de ses droits. Allons, je ne puis tarder d'avantage à le reconna?tre. Résignons-nous. (S'adressant aux dames.) Mes chères amies, ce qui se passe doit vous para?tre extraordinaire; mais vous vous expliquerez mon trouble et ma brusquerie involontaire lorsque vous saurez que la personne qui nous arrive n'est autre que M. Auguste DesRivières, mon ancien ma?tre, qui a quitté le Canada, il y a vingt-deux ans.
Mme SAINT-VALLIER--M. DesRivières! Oh! mais c'est une histoire dont j'ai beaucoup entendu parler; elle fit grand bruit à l'époque de mon mariage. M. DesRivières eut, je crois, le malheur de tuer...
AUGUSTE--Le frère de celle qu'il aimait; oui, madame; regret et malheur de toute ma vie.
Mme SAINT-VALLIER--La pauvre jeune femme n'y a pas survécu, para?t-il.
AUGUSTE--Hélas!... (à Jolin.) Mais je t'avais demandé à souper ce me semble, Jolin!
JOLIN, à Thibeault--Eh bien, grand imbécile, qu'est-ce que tu fais-là? N'as-tu pas entendu que M. DesRivières voulait souper? Va chercher ce qu'il y a de meilleur à la cuisine. Mme Saint-Vallier voudra bien t'aider un peu dans cette besogne, n'est-ce pas, chère amie?
Mme SAINT-VALLIER--Sans doute, monsieur Jolin, je ne suis pas rancunière; et du reste je connais la cause première de votre mauvaise humeur. (Elle jette un regard de colère à sa fille.)
(Jolin va donner quelques ordres à voix basse à Thibeault qui sort; Auguste s'est approché de Blanche.)
AUGUSTE, bas à Blanche--Mademoiselle, ayez bon courage; je suis l'ami d'Adrien... nous veillerons sur vous.
BLANCHE--Ah! merci! merci, monsieur!... Vous l'avez vu? Vous lui avez parlé?
AUGUSTE--Chut! (Revenant s'asseoir.) Eh bien, oui, ma foi! Voilà comme va le monde!... étrange chose que la destinée. C'est aujourd'hui le 25 juin. Il y a un an, jour pour jour, j'engloutissais dans un naufrage une fortune colossale, et j'étais jeté, seul, ruiné, presque nu, tout sanglant et à demi-mort sur l'une des ?les de la Sonde, dans la mer australe. J'étais loin de m'attendre à célébrer cet anniversaire en ta compagnie, mon vieux Jolin.
(Thibeault entre avec un plateau sur lequel il y a quelques mets que Mme Saint-Vallier s'empresse de disposer sur la table, pendant qu'Auguste s'approche, et se met à manger.)
Mme SAINT-VALLIER--Vous avez eu bien des aventures, M. DesRivières?
AUGUSTE--Ah! madame, on ne passe
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