Le retour de lexilé | Page 3

Louis Frechette
qu'il y a de meilleur, et s'en va sans autres formalités. Dans nos pays civilisés, ce n'est pas la même chose. (Il jette un trente-sous sur la table.) Tenez, voilà tout ce qui me reste.
CAYOU, furieux--Tout ce qui vous reste! mais c'est à peine la moitié.
AUGUSTE--Vous avez bu l'autre moitié: nous sommes quittes.
CAYOU--Mais vous m'avez invité, million de carafes! Comment? un homme qui a fait sa fortune quatre fois...
AUGUSTE--Allons donc, my dear, quand je vous disais que j'avais fait quatre fois ma fortune, il vous était facile de comprendre que je l'avais perdue au moins trois fois. A mon équipage, la quatrième était présumable.
JOSEPTE--Je m'en doutais, moi; ?'avait l'air de rien. ?a vient boire le butin des pauvres gens, et puis, bonsoir la compagnie!
CAYOU--Allons, c'est pas tout ci tout ?a. Vous avez bu mon absinthe; il faut qu'a s'paie! Si y avait de la police au moins pour les vagabonds comme ?a! Allons, vite, vite! payez-moi, guerdin, ou je vous fais dévorer par mon chien. Pautaud! Ici, Pataud!...
ADRIEN, s'avan?ant--Monsieur, me permettrez-vous de vous rendre sans vous conna?tre un léger service? Si vous le voulez bien, l'aubergiste portera le surplus de votre dépense à mon compte personnel.
AUGUSTE--Jeune homme...
ADRIEN--On con?oit qu'un voyageur, en débarquant trop précipitamment peut-être, ait oublié sa bourse dans ses bagages.
AUGUSTE--Je n'ai ni bourse ni bagages, ni feu ni lieu. Je jette l'or par les fenêtres quand j'en ai, et j'oublie souvent que je n'en ai pas, comme ce soir, par exemple. Néanmoins j'accepte votre proposition, jeune homme. Votre figure m'a frappé tout d'abord. Vous avez une étrange ressemblance avec... quelqu'un que j'ai connu... Enfin, j'accepte. Peut-être cette pièce d'argent que vous donnez à un inconnu sera-t-elle à jamais perdue pour vous; peut-être aussi... Merci donc, et felice notte! Dieu est grand! (Il sort.)
JOSEPTE--Oui, fiche-moi le camp! Que Dieu nous préserve de pareilles visites! On serait beut?t mort de faim!
DEUXIèME TABLEAU
AMOUR D'ENFANCE
(Le théatre représente une route solitaire dans les bois. Il fait nuit. Au lever du rideau, Auguste traverse la scène, et Adrien appara?t par le fond.)
SCèNE III
AUGUSTE, ADRIEN.
ADRIEN--Monsieur, pardonnez-moi; je suis monté ici par un raccourci, j'avais besoin de vous parler.
AUGUSTE--Tiens, c'est vous, jeune homme? Tron de Diou, je n'espérais pas vous revoir si t?t.
ADRIEN--Monsieur, j'ai deviné sous votre modeste costume un homme bien né qui a connu de meilleurs jours, et cela m'a décidé à réclamer de vous un service d'un prix inestimable pour moi.
AUGUSTE--Un service? Vous m'en avez rendu un bien mince pour demander si vite du retour. écoutez, mon camarade, dans le cours de ma vie, j'ai donné des milliers de louis, à des hommes que je connaissais moins encore que vous ne me connaissez, sans exiger d'eux même un remerciement.
ADRIEN--Monsieur, je ne mérite pas ces duretés.
AUGUSTE--Enfin, que me voulez-vous?
ADRIEN--N'avez-vous pas dit, à l'auberge, que vous alliez chez M. Jolin?
AUGUSTE--Je l'ai dit.
ADRIEN--Vous avez fait entendre, si je ne me trompe, que vous pouviez exercer sur lui quelque influence.
AUGUSTE--Après?
ADRIEN--C'est qu'alors, monsieur, j'implorerais votre protection pour une personne bien digne de votre intérêt, pour une jeune fille dont la position devient intolérable.
AUGUSTE--Eh! eh!... je commence à voir d'où vient le vent, mon jeune homme. Vous voulez parler de cette demoiselle que Jolin a recueillie... En effet, on a fait allusion à une petite amourette, je crois...
ADRIEN--Une amourette, monsieur? Dites un amour qui ne finira qu'avec ma vie...
AUGUSTE--Eh! oui, sans doute! Oh! j'ai passé par là, moi aussi... Mais, mon camarade, il y a donc bien longtemps que cet amour-là dure, pour être aussi enraciné?
ADRIEN--Oh! il date de l'enfance, monsieur. J'aimais Blanche Saint-Vallier longtemps avant de le savoir moi-même. J'étais malheureux chez mes parents; mon père me détestait, et ma mère... me repoussait souvent en pleurant. Et c'est auprès de Blanche que j'allais me consoler. Je fis presque seul mon éducation. Ma mère mourut, et cet événement rompit le dernier lien qui m'attachait à mon père. Je restai seul au monde. Une maison m'était ouverte, cependant; c'était celle de Blanche. L'enfant était devenue jeune fille, et je l'aimais à l'adoration à la folie. Ah! monsieur, vous la verrez... et... Mais je vous ennuie, avec ces détails puérils...
AUGUSTE--Non, non, continuez, continuez! En vous écoutant, je me sens rajeunir; mon coeur bat comme l'aile d'une mouette. Continuez, cospetto!
ADRIEN--M. Saint-Vallier mourut sans laisser de fortune. C'est alors que Jolin vint à Montréal. Il avait connu le défunt; il devait tout naturellement une visite à sa veuve. La beauté de Blanche le frappa; le sort de ces dames parut le toucher. Je ne sais pas comment il s'y prit, mais il finit par leur faire accepter un asile dans sa maison. Jolin est riche; Mme Saint-Vallier ambitieuse; cela explique tout. Je fis l'impossible pour ouvrir les yeux à cette mère imprudente; inutile! Quant à Blanche, elle pleura, mais il lui fallait obéir. Trois mois se sont écoulés depuis cette époque. Or, il
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