Le retour de lexilé | Page 2

Louis Frechette
un coup? (Ils vident un autre verre.) Je gagerais qu'y a pas longtemps que vous êtes arrivé par icitte.
AUGUSTE--Quelques heures seulement. J'étais à bord du Volcan, le navire fran?ais arrivé de ce matin. Il y a vingt-deux ans que j'ai quitté le Canada.
CAYOU--J'ai vu ?a tout de suite, que vous étiez canayen. Et vous r'venez vous établir dans le pays, je suppose.
AUGUSTE--Je ne sais pas; cela dépendra des affaires que j'ai à régler ce soir avec Jolin.
CAYOU--Vous allez chez Jolin à soir?
AUGUSTE--Oui; qu'y a-t-il là de si extraordinaire?
JOSEPTE--Cayou, tu sais... tourne...
AUGUSTE--Voyons, qu'y a-t-il?
CAYOU--Rien. On prend-y encore une larme?
AUGUSTE--Pas d'objection. A la saluta! (Ils trinquent.) Mais corpo di Baccho! vous ne m'avez pas dit comment ce vieux coquin de Jolin a fait sa fortune.
CAYOU--Comment il a fait sa fortune? C'est pas aisé à dire, ?a. Le vieux DesRivières était mort; le fils Auguste, un mauvais sujet qui s'était mêlé aux troubles de 37, avait été exilé. Jolin montra des actes prouvant qu'il avait acheté et payé comptant toutes les propriétés. ?a parut dr?le; mais les actes étaient en règle; la signature était bonne; on finit par n'y plus penser. Depuis ce temps là, Jolin s'est toujours enrichi; il a amassé piastre sur piastre, et il s'est retiré au Domaine où il vit comme un ours.
AUGUSTE--Et ce jeune homme, ce mauvais sujet, l'exilé, en a-t-on jamais entendu parler? Est-il jamais revenu dans le pays?
CAYOU--Non; quand les autres exilés sont revenus, j'ai entendu dire comme ?a, à travers les branches qu'il avait péri en voulant s'échapper du batiment qui les emmenait dans les pays chauds, aux Barmules qu'ils appellent ces pays-là, je pense. Mais y avait pas de danger qu'il se remontre par icitte. Il avait affronté une jeune demoiselle qu'il avait mariée en cachette, dans les états; épi tué son beau-frère en duel, comme y disent, parce qu'il voulait venger ce qu'ils appellent l'honneur de la famille. Après ?a, y fut s'fourrer parmi les révoltés des paroisses d'en-haut. Il fut poigné, condamné à être pendu, un tas d'affaires; enfin il fut exilé avec les autres. Toujours qu'il est mort, et ma foi, y a pas de mal à ?a: y en a toujours assez de ces vauriens-là dans le monde!
AUGUSTE--Amen! Mais pour en revenir à Jolin, est-ce qu'il passe pour honnête homme?
CAYOU--Hum! hum! Jolin est un peu avaricieux: Il para?t qu'il shave un peu dur. Et pis, y a la bande de voleurs du Carouge qui ont l'air de pas trop l'ha?r...
AUGUSTE--Une bande de voleurs?
CAYOU--Oui, des tueurs, des meurtriers, qui volent le monde, les églises, tout. Tenez, je vous assure que c'est pas trop hardi de s'aventurer sur la route, le soir, de ce temps-citte. Et puis y en a qu'ont vu Jolin--à ce qui para?t--r?der la nuit avec des gens qu'avaient une petite mine. Enfin, c'est un homme qui fait jaser, quoi.
JOSEPTE--C'est honteux de répéter de pareils bavardages. Parce que M. Jolin est un homme qui sort pas beaucoup, parce qu'il vit un peu seul, les gens de Sillery font des tas d'histoires; c'est honteux!
AUGUSTE--Vous dites que Jolin vit seul au Domaine?
JOSEPTE--Seul... pas tout à fait. Depuis quelque temps y s'est ennuyé; il a fait venir chez lui une veuve avec sa fille... du beau monde, mais qu'avaient pas la t?le. C'est une bonne oeuvre qu'il a faite là.
CAYOU--Cré tire-bouchon! il avait ben ses raisons pour être aussi charitable.
JOSEPTE--Tais-toi, Cayou! c'est encore les mauvaises langues qui disent ?a. ?a va faire un mariage, vous verrez.
ADRIEN, se levant brusquement--Jamais!... Pierre Jolin n'épousera Blanche Saint-Vallier qu'en me passant sur le corps!
JOSEPTE, plus bas--Ah! tiens, je l'avais oublié lui. Le pauvre jeune homme est emmouraché de la demoiselle, vous savez; mais la mère veut pas en entendre parler. C'est pourtant un jeune homme comme il faut, allez, je vous assure. C'est un clerc avocat, de Montréal, à ce qui para?t... Y passe presque tout son temps à écrire des lettres.
AUGUSTE--Oui?... Pauvre gar?on, chacun son tour (Se levant.) Allons, bonnes gens, merci de vos renseignements sur ma?tre Jolin. Décidément ?a ne me para?t pas du bois de calvaire. Mais je saurai bient?t à quoi m'en tenir, car je mets le cap de ce c?té; et cette nuit même, Jolin et moi, nous nous reverrons.
CAYOU--Vous allez si tard au Domaine?
AUGUSTE--Pourquoi pas? y aurait-il quelque danger?
JOSEPTE--Y a les brigands, vous savez.
AUGUSTE--Ah! quant à cela...
JOSEPTE--Et puis vous pourriez vous écarter; il fait si noir!
AUGUSTE--Oh! je connais le chemin.
CAYOU--Et puis vous entrerez certainement pas chez M. Jolin à cette heure-citte. La porte se ferme au soleil couché, et le diable la ferait pas rouvrir.
AUGUSTE--Eh bien, je serai plus fort que le diable, voilà tout. Allons, salam alicum! c'est-à-dire god nicht! (Il va pour sortir.)
CAYOU--Eh ben, et vot' dépense?
AUGUSTE--Ah! ah! c'est juste. J'ai vu des pays barbares où le voyageur entre dans la première case venue, se fait servir ce
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