Le retour de lexilé | Page 7

Louis Frechette

qu'il y a de meilleur à la cuisine. Mme Saint-Vallier voudra bien t'aider
un peu dans cette besogne, n'est-ce pas, chère amie?
Mme SAINT-VALLIER--Sans doute, monsieur Jolin, je ne suis pas
rancunière; et du reste je connais la cause première de votre mauvaise
humeur. (Elle jette un regard de colère à sa fille.)
(Jolin va donner quelques ordres à voix basse à Thibeault qui sort;
Auguste s'est approché de Blanche.)
AUGUSTE, bas à Blanche--Mademoiselle, ayez bon courage; je suis
l'ami d'Adrien... nous veillerons sur vous.
BLANCHE--Ah! merci! merci, monsieur!... Vous l'avez vu? Vous lui
avez parlé?
AUGUSTE--Chut! (Revenant s'asseoir.) Eh bien, oui, ma foi! Voilà
comme va le monde!... Étrange chose que la destinée. C'est aujourd'hui
le 25 juin. Il y a un an, jour pour jour, j'engloutissais dans un naufrage
une fortune colossale, et j'étais jeté, seul, ruiné, presque nu, tout
sanglant et à demi-mort sur l'une des îles de la Sonde, dans la mer
australe. J'étais loin de m'attendre à célébrer cet anniversaire en ta
compagnie, mon vieux Jolin.
(Thibeault entre avec un plateau sur lequel il y a quelques mets que
Mme Saint-Vallier s'empresse de disposer sur la table, pendant
qu'Auguste s'approche, et se met à manger.)
Mme SAINT-VALLIER--Vous avez eu bien des aventures, M.
DesRivières?
AUGUSTE--Ah! madame, on ne passe pas vingt-deux ans de sa vie à
parcourir les mers les plus inconnues, les pays les plus inexplorés, sans
amasser un certain recueil de ce que vous appelez des aventures.
Mme SAINT-VALLIER--Vous avez même couru de grands dangers,

probablement?
AUGUSTE--La mort est une coquette, madame; elle ne veut pas de
ceux qui la cherchent. Et après tout ce qui m'est arrivé sur terre et sur
mer, quand je me retrouve aujourd'hui soupant tranquillement sous le
toit de mes ancêtres, je me demande si je n'ai pas été l'objet d'une
protection toute particulière de la part de la providence.
BLANCHE, à part--Il a dit qu'il l'avait vu, qu'il était son ami... C'est
sans doute un protecteur que le ciel m'envoie... O Adrien!...
AUGUSTE--Du reste, si la chose vous amuse, vous ne me trouverez
pas chiche de mes histoires, Madame; soyez tranquille.
Mme SAINT-VALLIER--Vous êtes bien aimable il me tarde de vous
entendre nous raconter tout cela. Mais il commence à se faire tard, et
pour ne pas vous gêner plus longtemps, vous me permettrez de me
retirer avec ma fille... n'est-ce pas?
AUGUSTE--Je suis votre serviteur, madame. (Il reconduit les dames,
jusqu'à la porte, et revient se mettre à table.)
SCÈNE IV
AUGUSTE, JOLIN.
JOLIN, à part--Tenons-nous bien.
AUGUSTE--Eh bien, mon vieux Jolin, à nous deux maintenant!
Veux-tu?
JOLIN--D'après ce que je vois, vous revenez vous établir dans le pays?
AUGUSTE--Oui!
JOLIN--Le retour de l'enfant prodigue.
AUGUSTE--L'enfant prodigue? Mais tu sais bien, vieux Jolin, que je
n'ai pu comme lui dissiper mon héritage.

JOLIN--Sans doute, car vous n'aviez pu l'emporter.
AUGUSTE--Tu feins de ne pas me comprendre... Tu dois bien penser
cependant que mon intention, en remettant les pieds ici, est de
revendiquer le dépôt que je t'ai confié en partant. C'est l'héritage de
mon père, et après tant de revers, je ne serai pas fâché d'en jouir en
paix.
JOLIN--Mais, au moment de votre départ, vous m'avez cédé vos biens,
par actes réguliers.
AUGUSTE--Ah! très bien; mais tu oublies que cette vente était
purement fictive, maître Jolin; car tu m'avais signé toi-même à l'avance
une déclaration qui l'annulait. Cette déclaration, cette contre-lettre,
comme on appelle les actes de ce genre, te constituait seulement
dépositaire de ma fortune; tu étais obligé de tout me restituer à ma
première demande.
JOLIN--Mais... cette... contre-lettre... n'existe plus... sans doute...
AUGUSTE--Eh bien, quand cela serait, la perte de cet acte serait-elle
une raison pour un ancien serviteur de ma famille de retenir ce qui
m'appartient légitimement?
JOLIN, se levant brusquement--La contre-lettre est perdue! Ah! je le
savais bien, moi; il ne faut jamais s'abandonner au désespoir!
AUGUSTE, se levant de table--Jolin, je ne veux pas croire encore aux
soupçons que tes paroles tendraient à m'inspirer. Il m'en coûterait trop
de te regarder comme un fripon.
JOLIN--Ah! ah! ah!... La bonne histoire, ce pauvre garçon revient tel
qu'il est parti... ah! ah ah! C'est toujours le même écervelé que son père
lui-même avait surnommé La Bourrasque. Ah! oui, La Bourrasque; pas
de tête! pas de tête! Il vient réclamer cette fortune sans laquelle je ne
pourrais plus vivre, et il n'a pas le précieux papier pour m'obliger à
cette restitution. Il l'a perdu, le pauvre enfant... le pauvre niais... le
pauvre fou!... Il l'a perdu... ah! ah! ah! il l'a perdu!

AUGUSTE--Comme tu vas vite en besogne, vieux Jolin! T'ai-je dit que
cet acte était perdu? Est-il si difficile de conserver une feuille de
papier?
JOLIN--Hein! c'était donc une épreuve?
AUGUSTE--Peut-être. Dans tous les cas, cette épreuve ne t'a pas été
favorable; aussi je me
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