Le retour de lexilé | Page 6

Louis Frechette

nouveau.) Diable, diable!... On y met de l'impatience; c'est sérieux alors;
prenons garde, prenons garde!... (À Mme Saint-Vallier, avec beaucoup
d'agitation.) Ma chère amie, retenez-les un moment, pendant que je vais
mettre mes livres en sûreté. Dites que je reviens à l'instant. (Il empile
ses livres sous un bras pour sortir; Thibeault entre.)
SCÈNE II
LES PRÉCÉDENTS, THIBEAULT.
JOLIN--Thibeault!
THIBEAULT--De quoi?
JOLIN--Qui est là?
THIBEAULT--Un homme.
JOLIN--Rien qu'un?
THIBEAULT--Oui.
JOLIN--Tu ne le connais pas?
THIBEAULT--Non.
JOLIN--De quoi a-t-il l'air?
THIBEAULT--Il a l'air de rien.

JOLIN--A-t-il l'air d'un... (Pantomime)
THIBEAULT--Je vous dis qu'il a l'air de rien.
JOLIN--Qu'est-ce qu'il veut?
THIBEAULT--Il veut rentrer.
JOLIN--A-t-il dit son nom?
THIBEAULT--Oui, mais j'cré ben qu'il a voulu s'moquer de moué.
JOLIN--Comment s'appelle-t-il?
THIBEAULT--Ben, y m'a dit d'vous dire qu'y s'appelait la tempête...
non... la bourrasque.
JOLIN--Hein!... (il laisse tomber ses registres.) Qu'est-ce que tu dis-là,
brute? (On sonne de nouveau.)
THIBEAULT--Le v'là qui s'impatiente... épi il a pas l'air endurant.
J'vas-t-y ouvrir?
JOLIN--Attends, attends! Mon Dieu, que faire?... (À part.) Si c'était
lui!... Cette nouvelle de sa mort n'a jamais été certaine... Si c'est lui je
suis perdu.
THIBEAULT--Eh ben, faut-il y ouvrir à votre tourbillon?
JOLIN--Oui, oui, ouvre-lui... Tout retard ne pourrait que l'irriter...
Sainte Vierge! comment parer le coup? (Thibeault sort.)
BLANCHE, à part--Mon Dieu, qu'est-ce que cela veut dire?
Mme SAINT-VALLIER, à part--Serait-ce quelque malheur inattendu?
JOLIN, à part--Allons, il ne faut pas perdre la tête... Du courage! Du
sang froid. Si c'est lui, il va falloir jouer gros jeu. Prends garde à toi,
Jolin; il y va de ta fortune.

SCÈNE III
AUGUSTE, LES PRÉCÉDENTS, THIBEAULT.
AUGUSTE, en dehors--Laisse, laisse, va! j'ai habité la maison avant toi.
Une vieille hirondelle reconnaît toujours son nid.
JOLIN, à part--Plus de doute... c'est lui!
AUGUSTE, entrant--Comme tout est changé ici!... Comme tout est
vieux, noir et triste!... L'ancien salon d'apparat, la pièce qu'on n'ouvrait
qu'aux grands jours!
JOLIN--Je ne vous connais pas, monsieur... et...
AUGUSTE, après avoir regardé Jolin un instant, et éclaté de rire--Ah!
ah! Par la Caâbah! si je juge de moi d'après toi, mon pauvre Jolin, il
n'est pas étonnant que tu ne me reconnaisses pas. Tu parais aussi vieux
que le brahmine Abdallah que je rencontrai sur les bords du Gange,
pêchant des crocodiles à la ligne, et Abdallah avait cent deux ans.
JOLIN--Monsieur...
AUGUSTE, saisissant le bras de Jolin d'une main, et de l'autre élevant
la lampe au niveau de son visage--Tu ne me reconnais pas, et
cependant tu trembles. Regarde-moi bien, Antoine-Pierre Jolin, ancien
commis de la maison DesRivières et compagnie, à Québec;
regarde-moi d'aussi près que tu voudras; j'ai été rudement secoué par la
destinée, sur terre et sur mer, mais je suis toujours...
JOLIN--Oseriez-vous encore porter votre nom dans ce pays où il est
déshonoré, flétri?...
AUGUSTE--Pourquoi pas? Le temps efface bien des choses. Une seule
personne aurait eu le droit de me maudire, mais j'ai appris à mon
arrivée que cette personne avait disparu depuis longtemps. Mais
laissons cela; tu me connais, Jolin, et tu sais ce qui m'amène ici.
Fais-moi donc servir à souper, car je suis las, et l'absinthe que j'ai bue à

l'auberge là-bas m'a mis en appétit. (Il se jette sur un siège et allonge
ses jambes à la façon américaine.)
JOLIN, apercevant les dames, qu'il avait oubliées--Comment! mais
vous êtes encore là, vous autres! Pourquoi cela?
Mme SAINT-VALLIER--Mon cher monsieur Jolin, ni ma fille ni moi
n'avons eu l'intention...
JOLIN--Laissez-nous!
AUGUSTE--Comment cela, vieil égoïste? me prends-tu pour un
sauvage? Tu apprendras que j'ai vu des dames jaunes en Chine, des
dames vertes à Java, des noires en Afrique, des rouges dans les plaines
de l'Ouest, des blanches partout, et l'on ne m'a jamais reproché d'avoir
manqué d'égards envers le sexe, quelle ne fût sa couleur. Permets donc
à ces dames de m'honorer de leur compagnie...
JOLIN, à part--Pour parler avec cette assurance, il faut qu'il soit bien
sûr de ses droits. Allons, je ne puis tarder d'avantage à le reconnaître.
Résignons-nous. (S'adressant aux dames.) Mes chères amies, ce qui se
passe doit vous paraître extraordinaire; mais vous vous expliquerez
mon trouble et ma brusquerie involontaire lorsque vous saurez que la
personne qui nous arrive n'est autre que M. Auguste DesRivières, mon
ancien maître, qui a quitté le Canada, il y a vingt-deux ans.
Mme SAINT-VALLIER--M. DesRivières! Oh! mais c'est une histoire
dont j'ai beaucoup entendu parler; elle fit grand bruit à l'époque de mon
mariage. M. DesRivières eut, je crois, le malheur de tuer...
AUGUSTE--Le frère de celle qu'il aimait; oui, madame; regret et
malheur de toute ma vie.
Mme SAINT-VALLIER--La pauvre jeune femme n'y a pas survécu,
paraît-il.
AUGUSTE--Hélas!... (À Jolin.) Mais je t'avais demandé à souper ce
me semble, Jolin!

JOLIN, à Thibeault--Eh bien, grand imbécile, qu'est-ce que tu fais-là?
N'as-tu pas entendu que M. DesRivières voulait souper? Va chercher ce
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