montrerai sévère envers un déloyal fondé de
pouvoir; tu peux t'y attendre.
JOLIN--Non, non, c'est impossible, ce papier n'a pu échapper à la
destruction, à tous les naufrages dont vous parliez tout à l'heure. Vous
avez imaginé quelque ruse pour me tromper. Mais j'ai l'oeil ouvert...
AUGUSTE--Jolin! Tu sens que l'âge a modifié mon tempérament; car
tu sais bien qu'autrefois, vieux coquin, je n'aurais pas souffert ces
insolences sans te rompre les os... Mais causons tranquillement. Me
croyais-tu assez imprudent, malgré ma légèreté, pour ne pas laisser
cette contre-lettre au Canada?
JOLIN--Ce n'est pas probable, car j'ai pris les informations les plus
minutieuses...
AUGUSTE--Dans mon intérêt, sans doute, vertueux Jolin. Eh bien,
tiens, écoute; je vais te révéler certaines circonstances que tu me parais
ignorer. En quittant Québec, après la mort de mon beau-frère, pour aller
prendre part aux malheureuses échauffourées de 1838, je devais assurer
le sort de celle qui m'avait tout sacrifié. Le jour donc où je conclus avec
toi cette vente simulée de mes propriétés, je signai secrètement chez un
autre notaire, un nouvel acte par lequel j'abandonnais à Berthe de
Blavière, le revenu de tous les biens dont tu étais le dépositaire. A cette
pièce je joignis la contre-lettre avec un testament. Je mis le tout sous
cachet, et je le remis au notaire Dumont, en le chargeant de les faire
parvenir à Berthe.
JOLIN--Ils ne lui sont pas parvenus, car personne n'a jamais rien
réclamé de moi en vertu de ces papiers.
AUGUSTE--Je le sais, et c'est ce qui me fait croire, comme on me l'a
assuré, que la malheureuse enfant, ne pouvant survivre à son chagrin,
est allée mourir obscurément quelque part aux États-Unis.
JOLIN--Ainsi donc ces papiers sont restés entre les mains de Dumont?
Il n'a pourtant jamais voulu convenir qu'il eût un dépôt venant de vous.
AUGUSTE--C'était son devoir de notaire.
JOLIN--Mais Dumont est mort, et son successeur...
AUGUSTE--A quoi bon ces explications? Les papiers existent, cela
doit te suffire. Ils te seront montrés quand il sera temps.
JOLIN--Mais... mais... on vous les a donc rendus?
AUGUSTE--Pouvait-on refuser de me les restituer?
JOLIN--Mais alors, vous les avez sur vous, vous pouvez...
AUGUSTE--Curieux! mais en voilà assez pour ce soir. J'éprouve le
besoin de prendre un peu de repos... Fais tes réflexions, Jolin; on dit
que la nuit porte conseil. Emploie-la bien, caro mio; agis loyalement
avec moi, et je ne te chicanerai pas trop sur tes comptes. A tort ou à
raison, tu es riche, très riche, je le sais; même en me restituant ce qui
m'est dû, tu pourrais vivre dans l'opulence... Crois-moi donc; la loyauté
et la bonne foi te serviront mieux que la ruse ou la violence.
JOLIN--Certainement, mon cher monsieur Auguste, nous nous
entendrons aisément... Seulement si vous pouviez me laisser voir cette
contre-lettre.
AUGUSTE--Tu la verras, mais pas ce soir; le sommeil me gagne; dans
quelle chambre as-tu fait préparer mon lit?
JOLIN--Dans la chambre jaune; Thibeault va vous y conduire. (Il sonne
et Thibeault entre avec un bougeoir qu'il remet à Auguste.)
AUGUSTE--La chambre jaune! elle est bien triste et bien solitaire.
C'est là que mourut ma vieille gouvernante, il y a près de quarante ans...
Enfin, soit, je ne crains rien ni des vivants ni des morts... Bonsoir, Jolin;
Dieu te donne des idées de paix!
(Tout en parlant il s'empare furtivement d'un couteau de table, dont il
examine la pointe, et sort.)
SCÈNE V
JOLIN, THIBEAULT.
JOLIN, seul--Allons, je l'aurai échappé belle! Heureusement que La
Bourrasque est toujours La Bourrasque... Il a la contre-lettre dans sa
poche, je l'ai deviné. Avant deux heures je me moquerai de ses menaces.
Thibeault, où est Bertrand?
THIBEAULT--Y a un bout de temps qu'il doit être dans le parc,
comme tous, les soirs, à attendre vos ordres.
JOLIN--Dis-lui que j'ai affaire à lui. (Pantomime.) Tu comprends?
THIBEAULT--C'est pas difficile.
JOLIN--Dépêche-toi.
THIBEAULT--Ça y est. (Il sort.)
SCÈNE VI
JOLIN, seul.
JOLIN--Jolin, voici le moment de mettre la dernière main à ta fortune...
ou de perdre tout ce que tu possèdes. Question de vie ou de mort, Jolin!
Oui, il faut lui enlever ce maudit papier, il le faut... à tout prix!... Ah!
ma fortune! Il veut m'arracher ma fortune... mon bien, mon argent, ma
vie!... Tout ce que j'ai passé la première partie de mon existence à
désirer, et dont je n'ai pu profiter encore dans la seconde! Cette fortune
pour laquelle je risque tous les jours la prison et l'échafaud... Ah! nous
allons voir!... Non, monsieur Auguste DesRivières, vous ne
m'arracherez pas ainsi le coeur. Auriez-vous tous les démons de l'enfer
à votre service, vous ne réussirez pas. Plutôt vous étrangler de mes
propres mains... Oui, oui, un meurtre, s'il le faut... la potence plutôt que
la ruine... Oh! que je sois damné, mais que je sois riche!... riche!...
riche!...
(La
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