à feuilleter des livres de
comptes. Mme Saint-Vallier est assise en face et fait quelque travail de
broderie. Blanche est au piano, fredonnant négligemment quelques
lambeaux de romance; et, même après que la conversation est
commencée, elle continue à plaquer des accords par-ci par-là. Une
lampe éclaire la pièce.)
SCÈNE I
JOLIN, Mme SAINT-VALLIER, BLANCHE.
JOLIN--Quelle jolie voix elle a, cette aimable Blanche! Vous avez
admirablement cultivé votre fille, madame Saint-Vallier.
Mme SAINT-VALLIER--Elle ne manque pas de talent en effet, cher
monsieur Jolin. Mais, vous savez, la jeunesse, ça n'a pas toujours la tête
solide. Blanche, chante donc à M. Jolin la romance qu'il aime, tant Les
quatre âges du coeur, tu sais...
BLANCHE--Je ne suis pas en voix, maman.
JOLIN--J'espère que Blanche sera toujours reconnaissante, raisonnable,
et docile à vos instructions..
Mme SAINT-VALLIER--Certainement cher monsieur; Blanche ne sera
pas une ingrate. Elle a maintenant dix-neuf ans; c'est l'âge ou jamais de
prendre la vie au sérieux, d'apprécier les positions, les caractères, de
reconnaître les bienfaits et les affection véritables.
JOLIN--Sans doute, sans doute. (À Blanche.) N'est-ce pas, Blanche,
que vous vous montrerez toujours digne des soins que l'on a pour vous?
BLANCHE--Je l'espère, monsieur.
JOLIN--Charmante enfant!... Mais pourquoi ne pas m'appeler votre ami,
ma fille?... Pourquoi ce titre de monsieur si banal et si froid? Allons,
venez m'embrasser, petite mauvaise.
Mme SAINT-VALLIER--Allons, Blanche, n'as-tu pas entendu? Va
dire bonsoir à notre cher protecteur.
JOLIN, après l'avoir embrassée au front, et la retenant par la
main--Adorable enfant! que ne ferait-on pas pour être aimé d'elle!
BLANCHE, faisant des efforts pour s'échapper--Laissez-moi,
monsieur!... Ô mon Dieu! (Elle détourne la tête et se met à pleurer.)
JOLIN--Encore des larmes! (La retenant par les deux mains.) Voyons,
mon enfant, seriez-vous vraiment malheureuse dans cette maison? Que
vous manque-t-il? Êtes-vous lasse de la solitude? Voulez-vous voir le
monde? J'appellerai ici toute la société de Québec. Voulez-vous de
belles toilettes, des bijoux? Parlez! Dites! Que désirez-vous?
BLANCHE, sanglotant--Rien, monsieur. (Elle s'échappe des mains de
Jolin.)
Mme SAINT-VALLIER--Peut-on répondre ainsi à des procédés si
généreux! Se montrer ingrate à ce point envers un bienfaiteur, un
ange...
JOLIN--Non, non, ma bonne amie, ne parlons point de cela; ni elle ni
vous ne me devez rien. La satisfaction de ma conscience est la seule
récompense que je cherche en faisant le bien.
BLANCHE--Monsieur Jolin, et vous ma mère, ne m'accusez pas
d'ingratitude; je serai pleine de reconnaissance pour un bienfaiteur,
pour un ami, mais je ne puis, je ne dois rien accepter à un autre titre.
JOLIN--Et pourquoi pas, mon enfant? Dieu m'est témoin de la pureté
de mes intentions. Je n'ai que votre bonheur en vue. Je suis vieux; je
voudrais avant de mourir vous assurer, ainsi qu'à votre mère, une
fortune acquise au prix de bien des sueurs. Ce projet eût coupé court à
toute malveillante interprétation; et j'aurais eu, en mourant, la
consolation de vous avoir assuré un sort heureux et enviable...
Mme SAINT-VALLIER--Y a-t-il un pareil ange de bonté? Monsieur
Jolin, quand vous mourrez, votre place est au ciel. Vous êtes un saint!
Et toi, petite sotte, qui restes insensible à tant de vertus, tu n'as pas de
coeur.
BLANCHE--Ma mère, je voudrais vous obéir, mais vous le savez, des
engagements sacrés...
Mme SAINT-VALLIER--Oui, un méchant barbouilleur de papier qui
n'a pas le sou.
BLANCHE--Maman, vous savez que je l'aime!
Mme SAINT-VALLIER--Elle l'aime, elle l'aime! Tiens, Blanche, ne
me parle plus de lui. Ce mariage ne se fera jamais tant que j'existerai!...
JOLIN--Allons, calmez-vous, ma chère amie. La jolie Blanche n'est pas
encore majeure; elle ne peut se soustraire à votre autorité. Je sais bien
qu'elle a fait mettre à la poste une lettre adressée à un certain M. Adrien
Launière, à Montréal, et que ce M. Adrien Launière est venu s'établir
en bas, chez Cayou, et qu'il vient rôder souvent dans les environs du
Domaine... mais...
BLANCHE--Il est ici! ô mon Dieu, merci! il m'aime toujours!
JOLIN--Oh! ne remerciez pas Dieu pour si peu. On attrape des coups
de fusil au jeu qu'il joue-là. Mme Saint-Vallier ne se laissera pas
prendre aux ruses d'une petite fille, j'espère.
Mme SAINT-VALLIER--Moi! J'aimerais mieux la faire murer dans un
cachot, que de la voir échanger une seule parole avec ce freluquet.
JOLIN--Et moi, je veillerai de mon côté, et Thibeault avec son fusil
veillera de l'autre. Puisque tous les moyens de douceur échouent, nous
en essaierons d'autres.
Mme SAINT-VALLIER--Je vous aiderai, je vous aiderai, mon ami.
BLANCHE--Malheureuse que je suis, je n'aurai donc personne pour me
protéger. (On sonne.)
JOLIN, tressaillant, à part--Qui peut venir à pareille heure? Tout le
monde connaît les habitudes de la maison... On sait que je ne reçois
personne le soir... Qui diable ce peut-il être?... A moins que ce ne soit...
Enfer! je suis un imbécile, la moindre chose m'épouvante (On sonne de
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