Le retour de lexilé | Page 4

Louis Frechette
comme l'aile d'une mouette. Continuez,
cospetto!
ADRIEN--M. Saint-Vallier mourut sans laisser de fortune. C'est alors
que Jolin vint à Montréal. Il avait connu le défunt; il devait tout
naturellement une visite à sa veuve. La beauté de Blanche le frappa; le
sort de ces dames parut le toucher. Je ne sais pas comment il s'y prit,
mais il finit par leur faire accepter un asile dans sa maison. Jolin est
riche; Mme Saint-Vallier ambitieuse; cela explique tout. Je fis
l'impossible pour ouvrir les yeux à cette mère imprudente; inutile!
Quant à Blanche, elle pleura, mais il lui fallait obéir. Trois mois se sont
écoulés depuis cette époque. Or, il y a huit jours, je reçus une lettre de
Blanche m'annonçant qu'elle était en proie à des persécutions odieuses.
Sa mère veut lui faire épouser son soi-disant protecteur, et sa résistance
l'expose à d'indignes traitements. Elle n'est ni plus ni moins que
prisonnière. Je suis accouru immédiatement; mais depuis huit jours que
je suis ici, je n'ai pu réussir à me mettre en communication avec elle...
AUGUSTE--Vous me contez-là une jolie histoire! Allah kerim! voyons,
mon garçon, on m'a dit que vous étiez homme de loi, vous devez savoir
par conséquent qu'il y a dans les statuts anglais quelque chose qui
s'appelle writ d'habeas corpus; et veramente! si, comme vous le dites,
cette demoiselle est retenue contre sa volonté...
ADRIEN--Vous ne m'avez pas compris, monsieur; la contrainte où vit
Blanche est surtout une contrainte morale. Elle m'aime, je le sais; mais
s'il lui fallait quitter sa mère...
AUGUSTE--Alors pourquoi vous a-t-elle appelé? Par il diavolo! les
amoureux ont d'étranges idées! A votre place, savez-vous ce que je
ferais? J'irais trouver Jolin, et je lui demanderais une explication
franche et précise en présence de ces dames.

ADRIEN--Je ne l'obtiendrais pas; et Jolin, prenant l'alarme à ma vue,
redoublerait de rigueur envers cette malheureuse enfant. Et, monsieur,
s'il faut vous avouer la vérité, quelques mots de la lettre de Blanche me
font craindre que l'on n'ait l'intention d'exercer sur elle d'indignes
violences...
AUGUSTE--Allons donc, sa mère n'est-elle pas là?
ADRIEN--Mme Saint-Vallier a un esprit borné et opiniâtre... monsieur.
Et ce Jolin est si profondément corrompu!
AUGUSTE--Vous semblez ne pas avoir une très bonne opinion de ce
pauvre Jolin.
ADRIEN, baissant la voix--Ah! là bas, à l'auberge, on n'a pas osé vous
dire la vérité, tant il inspire de terreur. Ici tout le monde tremble au nom
de Jolin!
AUGUSTE--Diable! Et sur quoi se base cette belle réputation?
ADRIEN--Sur des bruits vagues, je l'avoue, mais qui ont certainement
leur origine dans la réalité. D'abord on n'a jamais su d'où lui venait sa
fortune; et puis ont dit (Baissant la voix.) qu'il est associé avec la bande
de malfaiteurs qui désole les environs. Enfin, malgré son âge, Jolin
passe pour un homme profondément immoral, qui a dû, à force d'argent,
étouffer certaines affaires scandaleuses de la nature la plus grave. Jugez
de mon désespoir en sachant la femme que j'aime au pouvoir d'un pareil
homme.
AUGUSTE, après avoir fait quelques pas--La lutte sera rude; n'importe,
nous lutterons... Enfin, jeune homme, en deux mots, qu'attendez-vous
de moi?
ADRIEN--Oh! bien peu de chose, monsieur; consentez seulement à
remettre cette lettre à Mlle Saint-Vallier.
AUGUSTE--Mais à quoi cela vous servira-t-il?

ADRIEN--À l'instruire de mon arrivée d'abord...
AUGUSTE--Et en définitive à tenter quelque démarche imprudente qui
gâterait encore vos affaires. Cette lettre est inutile, jeune homme.
Écoutez; mon arrivée va singulièrement occuper Jolin, et il ne songera
pas de sitôt aux amourettes. Fiez-vous à moi pour le reste. Vous m'avez
raconté vos chagrins; laissez-moi maintenant vous servir à ma manière.
Je ne vous le cache pas; Je suis dans un moment de crise. Demain je
puis être au sommet de la roue de fortune; peut-être serai-je aussi
misérable qu'aujourd'hui... moins l'espérance. Vous courrez ma chance.
En attendant, ne me demandez aucun engagement que je serais
peut-être embarrassé de tenir. J'ai besoin de ma liberté d'action. Bona
sera!...
ADRIEN--Au moins, permettez-moi...
AUGUSTE--Au diable! (Il sort.)
SCÈNE IV
ADRIEN, seul.
ADRIEN--Allons, je l'ai mécontenté. Quel homme étrange! Malgré ses
manières brusques, il y a en lui quelque chose qui m'inspire je ne sais
quelle confiance. Mais n'ai-je pas eu tort de lui ouvrir mon coeur? S'il
allait me trahir!... mais non, c'est impossible; l'intérêt qu'il m'a
témoigné était sincère. Cependant je m'applaudis de ne pas lui avoir
révélé mon projet, comme j'en ai eu un moment la pensée. Et ce projet,
pourquoi ne l'accomplirais-je pas cette nuit même? L'arrivée de ce
voyageur va occuper Jolin et ces gens... Allons, oui; prenons ce chemin
détourné. Je ne trouverai peut-être jamais une occasion aussi favorable!
(Il sort.)
(La toile tombe.)

ACTE II

TROISIÈME TABLEAU
LE TOIT PATERNEL
(Le théâtre représente une pièce élégamment meublée. Au lever du
rideau, Jolin est assis près d'une table, occupé
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