Le possédé | Page 8

Camille Lemonnier
réalité, un tel labeur
seulement lui rendait plus répugnante la basse humanité qui, de tout
temps, s'y ravalait. Les pantalons en bouillie, éreinté, ravagé d'une
faim-valle, il rentrait se mettre au lit, après avoir ingéré de copieuses
nourritures.
Puis le charme bienfaisant s'épuisa; les hantises resurgirent... Des
cygnes noirs, de tristes cygnes en deuil, dans un lunaire minuit, voguent
sur un lac aux confins du monde, près d'un volcan... Sur une eau de
ténèbres passent des nacelles où des musiciens râclent sur des os des
airs joyeux... Deux sombres lys sur un îlot hurlent et pleurent avec des
abois de chiens... Une araignée file sa toile sur un cercueil au fond
d'une alcôve... Et une impression confuse, subie autrefois, surtout
persistait... «Impératifs et commandant le renoncement à tout espoir...
Prophétiques yeux au fond desquels s'érige l'appréhension des croix...
Yeux chargés de rancune... Yeux vengeurs...»
--Des phrases! Des rêves! se dit-il avec une ironie amère. Voilà donc ce
qu'évacue en nous la lecture des poètes! Cette fille, d'ailleurs, avec sa
peau verte, ses épaules en sifflet et son corsage pauvrement nubile, à
peine paraîtrait désirable aux autres hommes.

--Possible, dit une Voix en lui, mais pour toi, que tu le veuilles ou non,
elle est diabolique, d'une beauté retorse et cauteleuse qui te jugule.
--Ah! fit-il en frappant sa canne à terre, se pourrait-il que je fusse à ce
point atteint? Il ne me resterait plus, en ce cas, qu'à m'accabler de mon
propre mépris.
Une mort blanche pèse sur la ville et les campagnes: Lépervié ne
s'aperçoit pas que sa silhouette grimace sur le soir blême en
gesticulations dont s'amuse la malice du passant.
--OEil ouvert comme un trou sur la nudité de la chair (encore cette
Voix), oeil prometteur de joies impures, oeil qui, comme une bouche,
boit les baisers et mange la sève des hommes!
Au bas de l'avenue, sur les pentes d'un terrain déclinant vers un sombre
lac, d'affreux logis exsudent, par l'embu des plâtres, de vertes
moisissures. Lentement, en leurs vitres mortes, une braise s'allume,
jaillie d'une crevasse ardente qui, là-haut, vomit un dernier flot solaire.
Le président voit:
Dans le ciel aigre, par-dessus un immobile paysage de neige, se dilate,
sous la paupière lourde d'une nuée, un grand oeil triste, d'où s'épand, en
un large rais oblique sur l'ennui de la terre et de l'eau, le regard du jour
agonisant.--«Oh! je le reconnais, songe-t-il, c'est le même ciel toujours;
mais à présent, c'est comme si quelqu'un, par cet oeil triste de l'espace,
regardait au fond de ma conscience!»
* * *
Pâques, depuis une semaine, gratifiait Paule et Guy de vacances en
province chez des amis possesseurs d'un château, avec nacelles sur le
lac, poneys à l'écurie, mails dévolus à des sports variés. Leur départ, en
éclaircissant la circulation dans la maison, avait mis comme une housse
de silence aux chambres vidées de la turbulence de leurs jeux et de
leurs rires.

--Il faut bien qu'ils s'amusent un peu, ces pauvres chéris, disait pour se
consoler Mme Lépervié, plus seule dans la peine de son corps las à
traîner par le silence des chambres.
Le président désoeuvré, sans courage pour l'action ou la pensée pendant
ce chômage professionnel, de plus en plus déviait vers un état
passivement sensationnel, à la dérive de la vie et de l'esprit. L'inutilité
des fatigues corporelles, comme dérivatif à un mal inexplicable, l'avait
rejeté à des loisirs sédentaires, à l'internement dans le moite ennui du
cabinet, à l'incuriosité des lectures essayées pour tuer les heures. Puis
un plus absolu désintérêt le promena sans but de la cave au grenier,
malheureux jusqu'à l'angoisse, plein d'un insurmontable dégoût à l'idée
de se raisonner, suspectant l'approche d'une crise, les paumes titillantes
et rétractées, l'estomac ravagé comme par un chatouillement
d'émétique.
Sans transition il éprouva la nécessité d'une explication avec Rakma.
--Je m'humilierai, je la supplierai de déserter cette maison, je lui dirai...
Oui, le devoir, ma femme... Elle m'écoutera.
Cette hypocrisie pleutre dissimulait péniblement les abois de sa chair
malade, travaillée maintenant d'actifs ferments.
Pendant deux heures il l'attendit, rôda par l'escalier, mais son guet
d'abord fut déçu par les circonstances. Mme Lépervié la retenait auprès
d'elle, en un besoin de se passionner pour des sentiments factices, à
défaut d'un aliment à ses maternelles impulsions. Depuis midi,
l'institutrice lui faisait la lecture d'un roman sans ragoût, mais qui, à
travers le leurre d'une action compliquée, l'étourdissait du va-et-vient
mécanique de ses personnages. Ah! se dit-il, si cette insipide émulsion
littéraire doit l'intéresser plus longtemps, avant une heure je serai
retombé à mon apathie.
La voix de la liseuse enfin s'arrêtait de crachoter la prose glaireuse du
triste écrivain; un fauteuil roula sur le tapis; et presque aussitôt, dans la
coulée de jour assombri de la porte, sa robe noire en silhouette se
découpa. Le soir
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