Le possédé | Page 5

Camille Lemonnier
assise à un bout de la table, obtenait de finir sa
journée d'études auprès d'elle. Malgré son apathie, un charme de
distinction soulignait, en cette femme d'une bonté vraiment

miséricordieuse, une âme sans fêlures, insoupçonneuse du mal, et
comme la continue fraîcheur de cette virginité intérieure qui, chez les
personnes éteintes au penser de la chair, résoud l'inquiétude des sens.
Matinal, Lépervié, lui, dépêchait dans son cabinet un sommaire repas,
lisait ses journaux, décachetait sa correspondance, puis sa barbe faite,
s'habillait et partait pour le Palais. Depuis trois ans, il présidait la
Chambre des divorces; on appréciait ses mérites de magistrat intègre et
ponctuel.
Un peu isolé entre ses assesseurs, ses mains très soignées en des
manchettes à boutons d'or sortant des vastes manches noires retroussées
de sa robe, la face large et légèrement rosée aux joues entre le
frisottement des côtelettes comme nuées d'une fine cendre--et droit,
enclin à la solennité, les plis de sa bouche grasse, diserte, mouillée de
paroles, rappelant certaines bouches pulpeuses de prédicateurs,--il était
admiré pour le port de son haut front, la netteté de la raie qui partageait
ses cheveux châtain, lissés de cosmétique et avivés d'un frottis de
teinture, la dignité grave de sa démarche à laquelle ne messeyait pas un
moyen empâtement.
Ce matin-là, selon sa coutume, Lépervié appuya un amical baiser aux
joues de Lydie, encore assoupie, endossa la robe de chambre quadrillée
qui, même dans l'intimité, lui gardait, avec ses droites cassures
allongées jusqu'aux pantoufles, un profil majestueux, et les cheveux
rebroussés par un rapide coup de brosse, ouvrit la porte de la chambre à
coucher pour gagner son cabinet. Mais, comme il descendait les
premières marches, une longue et mince silhouette se détacha dans la
clarté de l'escalier, une nuque d'or brun sous les noires torsades d'un
épais chignon: c'était Rakma qui montait. Il s'effaça à demi pour la
laisser passer, subitement inquiet à la pensée de ses étranges yeux,
ressaisi, avec une rapidité foudroyante, par le souvenir de leurs orbes
magnétiques. Mais déjà, sans débat, une curiosité pénible, comme elle
le frôlait, lui faisait scruter l'ombre de ses profonds sourcils, préparé à
subir la décharge des troublantes prunelles.
Le pâle visage glissa devant lui, sans un regard, hermétique, scellé dans
sa froideur. Du bout des lèvres, respectueuse, elle avait seulement émis

une excuse polie; et tandis qu'il s'attardait, à son insu, distrait par le
rythme de ses hanches, elle s'éloignait, diminuait vers le haut.
Il pénétra dans son cabinet et tout à coup s'aperçut qu'il en repoussait la
porte presque avec fracas. Il la rouvrit, un instant pensa à interpeller
l'institutrice, mais de nouveau il s'enfermait, cette fois sans bruit,
subitement honteux de cette précaution que rien ne motivait. Son
attention à surveiller ses gestes surtout l'irritait.
--Après tout, se dit-il en se jetant dans son fauteuil, cette fille est sans
intérêt pour moi. Peut-être simplement ai-je cru découvrir en ses yeux
le reflet de suggestions latentes en moi ou venues d'ailleurs. (C'était un
magistrat amoureux des paraphrases.)
Ce ne fut qu'au Palais, néanmoins, après avoir endossé sa robe, qu'il
reconquit sa complète autonomie. Par la force de l'habitude, au moment
précis d'investir sa présidence, il se composait une tête dont la symétrie,
déblayée de tout alliage, concordait avec le froid appareil de la justice.
Ses lèvres raidies, de lents regards récolligés sous la tombée des
sourcils, il s'installait, après une suite de petites tapes sur la mèche
gommée de son front. Ensuite, tandis que d'une main aux doigts en
éventail, il aplanissait sur son pupitre les feuillets du rôle, les doigts de
sa main libre étiraient, lissaient, lévigeaient les soies pâles de ses
côtelettes en l'onction de caresses adonisiaques. Puis les deux mains se
rapprochaient, allaient l'une vers l'autre (ainsi que des magistrats qui
s'abordent), un instant s'entrecroisaient sous la carrure du menton, très
blanches, un peu grasses, duvetées le long du métacarpe de frisons
dorés. Surtout les jours de premières à sensation, devant une affluence
choisie, Lépervié ne répugnait pas à un peu de l'apparat d'une posture
de théâtre.
La banalité des causes appelées requit médiocrement l'intérêt du
tribunal. Un ménage de domestiques d'abord, ulcéré par l'adultère de la
femme, attesta la pourriture endémique des gens de maison, mêlés au
libertinage des maîtres. Puis les sévices d'un ouvrier alcoolique sur sa
femme visiblement talée de pochons ne laissèrent aucun doute quant à
l'aménité des rapports de ce couple populacier. Et enfin il y eut une
plaidoirie pathétique d'un jeune stagiaire, pour obtenir des juges la

dissolution d'un mariage d'employés, ravagé par les violences de la
femme, une virago qui, même sous l'oeil sévère du président, continuait
à obsécrer son pitoyable conjoint.
Presque toujours, les magistrats novices péniblement s'affectaient des
ignominies que mettait à nu, comme d'incurables lèpres, la brutalité des
enquêtes; ils en demeuraient pendant un temps offensés comme
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 83
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.