abrégé du reste; laissez les entités
à Duns Scott; ne croyez pas qu'en sondant vos idées comme les
Allemands, en classant les objets d'après le genre et l'espèce comme les
scolastiques, en renouvelant la science nominale du moyen âge, ou les
jeux d'esprit de la métaphysique hégélienne, vous puissiez suppléer à
l'expérience. 11 n'y a pas de définitions de choses; s'il y a des
définitions, ce ne sont que des définitions de noms. Nulle phrase ne me
dira ce que c'est qu'un cheval, mais il y a des phrases qui me diront ce
qu'on entend par ces cinq lettres. Nulle phrase n'épuisera la totalité
inépuisable des qualités qui font un être, mais plusieurs phrases
pourront désigner les faits qui correspondent à un mot. Dans ce cas, la
définition peut se faire, parce qu'on peut toujours faire une analyse. Du
terme abstrait et sommaire elle nous fait remonter aux attributs qu'il
représente, et de ces attributs aux expériences intérieures ou sensibles
qui leur servent de fondement. Du terme chien elle nous fait remonter
aux attributs mammifère, carnassier et autres qu'il représente, et de ces
attributs aux expériences de vue, de toucher, de scalpel, qui leur servent
de fondement. Elle réduit le composé au simple, le dérivé au primitif.
Elle ramène notre connaissance à ses origines. Elle transforme les mots
en faits. S'il y a des définitions, comme celles de la géométrie, qui
semblent capables d'engendrer de longues suites de vérités neuves[9],
c'est qu'outre l'explication d'un mot, elles contiennent l'affirmation
d'une chose. Dans la définition du triangle, il y a deux propositions
distinctes, l'une disant qu'il peut y avoir une figure terminée par trois
lignes droites, l'autre disant qu'une telle figure s'appelle un triangle. La
première est un postulat, la seconde est une définition. La première est
cachée, la seconde est visible; la première est susceptible de vérité ou
d'erreur, la seconde n'est susceptible ni de l'une ni de l'autre. La
première est la source de tous les théorèmes qu'on peut faire sur les
triangles, la seconde ne fait que résumer eu un mot les faits contenus
dans l'autre. La première est une vérité, la seconde une commodité; la
première est une partie de la science, la seconde un expédient du
langage. La première exprime une relation possible entre trois lignes
droites, la seconde donne le nom de cette relation. La première seule est
fructueuse, parce que seule, conformément à l'office de toute
proposition fructueuse, elle lie deux faits. Comprenons donc
exactement la nature de notre connaissance: elle s'applique ou aux mots,
ou aux êtres, ou à tous les deux à la fois. S'il s'agit de mots, comme
dans les définitions de noms, tout son effort est de ramener les mots
aux expériences primitives, c'est-à-dire aux faits qui leur servent
d'éléments. S'il s'agit d'êtres, comme dans les propositions de choses,
tout son effort est de joindre un fait à un fait, pour rapprocher la somme
finie des propriétés connues de la somme infinie des propriétés à
connaître. S'il s'agit des deux, comme dans les définitions de nom qui
cachent une proposition de chose, tout son effort est de faire l'un et
l'autre. Partout l'opération est la même. Il ne s'agit partout que de
s'entendre, c'est-à-dire de revenir aux faits, ou d'apprendre, c'est-à-dire
de joindre des faits.
V
Voilà un premier rempart détruit; je suppose que vous attendez mon
philosophe derrière le second, la théorie de la preuve. Celle-ci, depuis
deux mille ans, passe pour une vérité acquise, définitive, inattaquable.
Plusieurs l'ont jugée inutile, mais personne n'a osé la dire fausse.
Chacun l'a considérée comme un théorème établi. Eh bien, regardons-la.
Qu'est-ce qu'une preuve? Selon les logiciens, c'est un syllogisme. Et
qu'est-ce qu'un syllogisme? C'est un groupe de trois propositions
comme celui-ci: «Tous les hommes sont mortels; le prince Albert est
un homme; donc le prince Albert est mortel.» Voilà le modèle de la
preuve, et toute preuve complète se ramène à celle-là. Or, selon les
logiciens, qu'y a-t-il dans cette preuve? Une proposition générale
concernant tous les hommes qui aboutit à une proposition particulière
concernant un certain homme. De la première on passe à la seconde,
parce que la seconde est contenue dans la première. Du général on
passe au particulier, parce que le particulier est contenu dans le général.
La seconde n'est qu'un cas de la première; sa vérité est enfermée par
avance dans celle de la première, et c'est pour cela qu'elle est une vérité.
En effet, sitôt que la conclusion n'est plus contenue dans les prémisses,
le raisonnement est faux, et toutes les règles compliquées du moyen âge
ont été réduites par Port-Royal à cette seule règle, que la conclusion
doit être contenue dans les prémisses. Ainsi toute la marche de l'esprit
humain, quand il raisonne, consiste à reconnaître dans les individus ce
qu'il a connu de la classe, à
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