Le positivisme anglais | Page 5

Hippolyte A. Taine
ne
composons l'un et l'autre que de données isolées et transitoires: une
chose n'est pour nous qu'un amas de phénomènes. Ce sont là les seuls
éléments de notre science: partant, tout l'effort de notre science sera
d'ajouter des faits l'un à l'autre, ou de lier un fait à un fait.

III
Cette petite phrase est l'abrégé de tout le système; pénétrez-vous en.
Elle explique toutes les théories de Mill. C'est à ce point de vue qu'il a
tout défini. C'est d'après ce point de vue qu'il a partout innové. Il n'a
reconnu dans toutes les formes et à tous les degrés de la connaissance
que la connaissance des faits et de leurs rapports.
Or, vous savez que la logique a deux pierres angulaires, la théorie de la
définition et la théorie de la preuve. Depuis Aristote, les logiciens ont
passé leur temps à les polir. On n'osait y toucher que respectueusement.
Elles étaient saintes. Tout au plus, de temps en temps, quelque novateur
osait les retourner avec précaution pour les mettre en un meilleur jour.
Mill les taille, les tranche, les renverse et les remplace toutes les deux,
de la même manière et du même effort.

IV
Je sais bien qu'aujourd'hui on se moque des gens qui raisonnent sur la
définition; j'espère pour vous que vous ne commettez pas cette sottise.
Il n'y a pas de théorie plus féconde en conséquences universelles et
capitales; elle est la racine par laquelle tout l'arbre de la science
humaine végète et se soutient. Car définir les choses, c'est marquer leur
nature. Apporter une idée neuve de la définition, c'est apporter une idée
neuve de la nature des choses; c'est dire ce que sont les êtres, de quoi ils
se composent, en quels éléments ils se réduisent. Voilà le mérite de ces
spéculations si sèches; le philosophe a l'air d'aligner des formules; la
vérité est qu'il y renferme l'univers.
Prenez, disent les logiciens, un animal, une plante, un sentiment, une
figure de géométrie, un objet ou un groupe d'objets quelconques. Sans
doute l'objet a ses propriétés, mais il a aussi son essence. Il se manifeste
au dehors par une multitude indéfinie d'effets et de qualités, mais toutes
ces manières d'être sont les suites ou les oeuvres de sa nature intime. Il
y a en lui un certain fonds caché, seul primitif, seul important, sans
lequel il ne peut ni exister ni être conçu, et qui constitue son être et sa
notion[6]. Ils appellent définitions les propositions qui la désignent, et
décident que le meilleur de notre science consiste en ces sortes de
propositions.
Au contraire, dit Mill, ces sortes de propositions n'apprennent rien;
elles enseignent le sens d'un mot, et sont purement verbales[7].
Qu'est-ce que j'apprends quand vous me dites que l'homme est un
animal raisonnable, ou que le triangle est un espace compris entre trois
lignes? La première partie de votre phrase m'exprime par un mot
abréviatif ce que la seconde partie m'exprime par une locution
développée. Vous me dites deux fois la même chose; vous mettez le
même fait sous deux termes différents: vous n'ajoutez pas un fait à un
fait, vous allez du même au même. Votre proposition n'est pas
instructive. Vous pourriez en amasser un million de semblables, mon
esprit resterait aussi vide; j'aurais lu un dictionnaire, je n'aurais pas
acquis une connaissance. Au lieu de dire que les propositions qui

concernent l'essence sont importantes, et que les propositions qui
concernent les qualités sont accessoires, il faut dire que les propositions
qui concernent l'essence sont accessoires, et que les propositions qui
concernent les qualités sont importantes. Je n'apprends rien quand on
me dit qu'un cercle est la figure formée par la révolution d'une droite
autour d'un de ses points pris comme centre; j'apprends quelque chose
lorsqu'on me dit que les cordes qui sous-tendent dans le cercle des arcs
égaux sont égales, ou que trois points suffisent pour déterminer la
circonférence. Ce qu'on appelle la nature d'un être est le réseau des faits
qui constituent cet être. La nature d'un mammifère carnassier consiste
en ce que la propriété d'allaiter, avec toutes les particularités de
structure qui l'amènent, se trouve jointe à la possession des dents à
ciseaux ainsi qu'aux instincts chasseurs et aux facultés correspondantes.
Voilà les éléments qui composent sa nature. Ce sont des faits liés l'un à
l'autre comme une maille à une maille. Nous en apercevons
quelques-unes, et nous savons qu'au delà de notre science présente et de
notre expérience future, le filet étend à l'infini ses fils entrecroisés et
multipliés. L'essence ou nature d'un être est la somme indéfinie de ses
propriétés. «Nulle définition, dit Mill, n'exprime cette nature tout
entière, et toute proposition exprime quelque partie de cette nature[8] .»
Quittez donc la vaine espérance de démêler sous les propriétés quelque
étre primitif et mystérieux, source et
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