Le positivisme anglais | Page 7

Hippolyte A. Taine
affirmer en détail ce qu'il a établi pour
l'ensemble, à poser une seconde fois et pièce à pièce ce qu'il a posé tout
d'un coup une première fois.
Point du tout, répond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert à rien.
Il n'est point un progrès, mais une répétition. Quand j'ai affirmé que
tous les hommes sont mortels, j'ai affirmé par cela même que le prince
Albert est mortel. En parlant de la classe entière, c'est-à-dire de tous les
individus, j'ai parlé de chaque individu, et notamment du prince Albert,
qui est l'un d'eux. Je ne dis donc rien de nouveau maintenant que j'en
parle. Ma conclusion ne m'apprend rien; elle n'ajoute rien à ma
connaissance positive; elle ne fait que mettre sous une autre forme une
connaissance que j'avais déjà. Elle n'est point fructueuse, elle est
purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les
logiciens, le raisonnement n'est point instructif. J'en sais autant en le
commençant qu'après l'avoir fini. J'ai transformé des mots en d'autres

mots; j'ai piétiné sur place. Or cela ne peut être, puisqu'en fait le
raisonnement nous apprend des vérités neuves. J'apprends une vérité
neuve quand je découvre que le prince Albert est mortel, et je la
découvre par la vertu du raisonnement, puisque le prince Albert étant
encore en vie, je n'ai pu l'apprendre par l'observation directe. Ainsi les
logiciens se trompent, et par delà la théorie toute scolastique du
syllogisme qui réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il
faut chercher une théorie de la preuve, toute positive, qui démêle dans
le raisonnement des découvertes de faits.
Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n'est point
la véritable preuve de la proposition particulière. Elle le paraît, elle ne
l'est pas. Ce n'est pas de la mortalité de tous les hommes que je conclus
la mortalité du prince Albert; les prémisses sont ailleurs, et par derrière.
La proposition générale n'est qu'un mémento, une sorte de registre
abréviatif, où j'ai consigné le fruit de mes expériences. Tous pouvez
considérer ce mémento comme un livre de notes où vous vous reportez
quand vous voulez rafraîchir votre mémoire; mais ce n'est point du
livre que vous tirez voire science: vous la tirez des objets que vous avez
vus. Mon mémento n'a de valeur que par les expériences qu'il rappelle.
Ma proposition générale n'a de valeur que par les faits particuliers
qu'elle résume. «La mortalité de Jean, Thomas et compagnie[10] est
après tout la seule preuve que nous ayons de la mortalité du prince
Albert.»--«La vraie raison qui nous fait croire que le prince Albert
mourra, c'est que ses ancêtres, et nos ancêtres, et toutes les autres
personnes qui leur étaient contemporaines, sont morts. Ces faits sont les
vraies prémisses du raisonnement.» C'est d'eux que nous avons tiré la
proposition générale; ce sont eux qui lui communiquent sa portée et la
vérité; elle se borne à les mentionner sous une forme plus courte; elle
reçoit d'eux toute sa substance; ils agissent par elle et à travers elle pour
amener la conclusion qu'elle semble engendrer. Elle n'est que leur
représentant, et à l'occasion ils se passent d'elle. Les enfants, les
ignorants, les animaux savent que le soleil se lèvera, que l'eau les
noiera, que le feules brûlera, sans employer l'intermédiaire de cette
proposition. Ils raisonnent et nous raisonnons aussi, non du général au
particulier, mais du particulier au particulier. «L'esprit ne va jamais que
des cas observés aux cas non observés, avec ou sans formules

commémoratives. Nous ne nous en servons que pour la
commodité[11].»--«Si nous avions une mémoire assez ample et la
faculté de maintenir l'ordre dans une grosse masse de détails, nous
pourrions raisonner sans employer une seule proposition générale[12].»
Ici, comme plus haut, les logiciens se sont mépris: ils ont donné le
premier rang aux opérations verbales; ils ont laissé sur l'arrière-plan les
opérations fructueuses. Ils ont donné la préférence aux mots sur les
faits. Ils ont continué la science nominale du moyen âge. Ils ont pris
l'explication des noms pour la nature des choses, et la transformation
des idées pour le progrès de l'esprit. C'est à nous de renverser cet ordre
en logique, puisque nous l'avons renversé dans les sciences, de relever
les expériences particulières et instructives, et de leur rendre dans nos
théories la primauté et l'importance que notre pratique leur confère
depuis trois cents ans.

VI
Reste une sorte de forteresse philosophique où se réfugient les
idéalistes. A l'origine de toutes les preuves il y a la source de toutes les
preuves, j'entends les axiomes. Deux lignes droites ne peuvent enclore
un espace; deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles;
si l'on ajoute des quantités égales à des quantités égales, les sommes
ainsi formées sont encore égales: voilà des propositions instructives,
car elles
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