Le positivisme anglais | Page 4

Hippolyte A. Taine
pour la soulever un effort moindre que pour un
poids de onze livres, et plus grand que pour un poids de neuf livres, en
d'autres termes qu'elle produit une certaine sensation musculaire. Elle
est dure et carrée: cela signifie encore qu'étant poussée, puis parcourue
par la main, elle y suscitera deux espèces distinctes de sensations
musculaires. Et ainsi de suite. Quand j'examine de près ce que je sais
d'elle, je trouve que je ne sais rien d'autre que les impressions qu'elle
fait sur moi. Notre idée d'un corps ne comprend pas autre chose: nous
ne connaissons de lui que les sensations qu'il excite en nous; nous le
déterminons par l'espèce, le nombre et l'ordre de ces sensations; nous
ne savons rien de sa nature intime, ou s'il en a une; nous affirmons
simplement qu'il est la cause inconnue de ces sensations. Quand nous
disons qu'en l'absence de nos sensations il a duré, nous voulons dire
simplement que si, pendant ce temps-là, nous nous étions trouvés à sa
portée, nous aurions eu les sensations que nous n'avons pas eues. Nous
ne le définissons jamais que par nos impressions présentes ou passées,
futures ou possibles, complexes ou simples. Cela est si vrai, que des
philosophes comme Berkeley ont soutenu avec vraisemblance que la
matière est un être imaginaire, et que tout l'univers sensible se réduit à
un ordre de sensations. A tout le moins, il est tel pour notre

connaissance, et les jugements qui composent nos sciences ne portent
que sur les impressions par lesquelles il se manifeste à nous.
Il en est de même pour l'esprit. Nous pouvons bien admettre qu'il y a en
nous une âme, un moi, un sujet ou «récipient» des sensations et de nos
autres façons d'être, distinct de ces sensations et de nos autres façons
d'être; mais nous n'en connaissons rien. «Tout ce que nous apercevons
en nous-mêmes, dit Mill,[2] c'est une certaine trame d états intérieurs,
une série d'impressions[3], sensations, pensées, émotions et volontés.»
Nous n'avons pas plus d'idée de l'esprit que de la matière; nous ne
pouvons rien dire de plus sur lui que sur la matière. Ainsi les
substances, quelles qu'elles soient, corps ou esprit, en nous ou hors de
nous, ne sont jamais pour nous que des tissus plus ou moins
compliqués, plus ou moins réguliers, dont nos impressions ou manières
d'être forment tous les fils.
Et cela est encore bien plus visible pour les attributs que pour les
substances. Quand je dis que la neige est blanche, je veux dire par là
que, lorsque la neige est présente à ma vue, j'ai la sensation de
blancheur. Quand je dis que le feu est chaud, je veux dire par là que,
lorsque le feu est à portée de mon corps, j'ai la sensation de chaleur.
«Quand nous disons d'un esprit qu'il est dévot ou superstitieux, ou
méditatif, ou gai, nous voulons dire simplement que les idées, les
émotions, les volontés désignées par ces mots reviennent fréquemment
dans la série de ses manières d'être[4].» Quand nous disons que les
corps sont pesants, divisibles, mobiles, nous voulons dire simplement
qu'abandonnés à eux-mêmes, ils tomberont; que, tranchés, ils se
sépareront; que, poussés, ils se mettront en mouvement; c'est-à-dire
qu'en telle et telle circonstance ils produiront telle ou telle sensation sur
nos muscles ou sur notre vue. Toujours un attribut désigne une de nos
manières d'être ou une série de nos manières d'être. En vain nous les
déguisons en les groupant, en les cachant sous des mots abstraits, en les
divisant, en les transformant de telle sorte que souvent nous avons
peine à les reconnaître: toutes les fois que nous regardons au fond de
nos mots et de nos idées, nous les y trouvons, et nous n'y trouvons pas
autre chose. «Décomposez, dit Mill, une proposition abstraite; par
exemple: Une personne généreuse est digne d'honneur[5].--Le mot

généreux désigne certains états habituels d'esprit et certaines
particularités habituelles de conduite, c'est-à-dire des manières d'être
intérieures et des faits extérieurs sensibles. Le mot honneur exprime un
sentiment d'approbation et d'admiration suivi à l'occasion par les actes
extérieurs correspondants. Le mot digne indique que nous approuvons
l'action d'honorer. Toutes ces choses sont des phénomènes ou états
d'esprit suivis ou accompagnés de faits sensibles.» Ainsi nous avons
beau nous tourner de tous côtés, nous restons dans le même cercle. Que
l'objet soit un attribut ou une substance, qu'il soit complexe ou abstrait,
composé ou simple, son étoffe pour nous est la même: nous n'y mettons
que nos manières d'être. Notre esprit est dans la nature comme un
thermomètre est dans une chaudière: nous définissons les propriétés de
la nature par les impressions de notre esprit, comme nous désignons les
états de la chaudière par les variations du thermomètre. Nous ne savons
de l'un et de l'autre que des états et des changements; nous
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