Le pays des fourrures | Page 4

Jules Verne
n'éprouvait, en somme, aucune satisfaction à donner
des ordres. En un mot, c'était un homme né pour obéir, et cette
annihilation de lui-même allait à sa nature passive. C'est avec ces
gens-là que l'on fait les armées redoutables. Ce ne sont que des bras au
service d'une seule tête. N'est-ce pas là l'organisation véritable de la
force? Deux types ont été imaginés par la Fable: Briarée aux cent bras,
l'Hydre aux cent têtes. Si l'on met ces deux montres aux prises, qui

remportera la victoire? Briarée.
On connaît le caporal Joliffe. C'était peut-être la mouche du coche,
mais on se plaisait à l'entendre bourdonner. Il eût plutôt fait un
majordome qu'un soldat. Il le sentait bien. Aussi s'intitulait-il volontiers
«caporal chargé du détail», mais dans ces détails il se serait perdu cent
fois, si la petite Mrs. Joliffe ne l'eût guidé d'une main sûre. Il s'ensuit
que le caporal obéissait à sa femme, sans vouloir en convenir, se disant,
sans doute, comme Sancho le philosophe: «Ce n'est pas grand'chose
qu'un conseil de femme, mais il faut être fou pour n'y point prêter
attention!»
L'élément étranger, dans le personnel de la soirée, était, on l'a dit,
représenté par deux femmes, âgées de quarante ans environ. L'une de
ces femmes méritait justement d'être placée au premier rang des
voyageuses célèbres. Rivale des Pfeiffer, des Tinné, des Haumaire de
Hell, son nom, Paulina Barnett, fut plus d'une fois cité avec honneur
aux séances de la Société royale de géographie. Paulina Barnett, en
remontant le cours du Bramapoutre jusqu'aux montagnes du Tibet, et
en traversant un coin ignoré de la Nouvelle-Hollande, de la baie des
Cygnes au golfe de Carpentarie, avait déployé les qualités d'une grande
voyageuse. C'était une femme de haute taille, veuve depuis quinze ans
que la passion des voyages entraînait incessamment à travers des pays
inconnus. Sa tête, encadrée dans de longs bandeaux, déjà blanchis par
place, dénotait une réelle énergie. Ses yeux, un peu myopes, se
dérobaient derrière un lorgnon à monture d'argent, qui prenait son point
d'appui sur un nez long, droit, dont les narines mobiles «semblaient
aspirer l'espace». Sa démarche, il faut l'avouer, était peut-être un peu
masculine, et toute sa personne respirait moins la grâce que la force
morale. C'était une Anglaise du comté d'York, pourvue d'une certaine
fortune, dont le plus clair se dépensait en expéditions aventureuses. Et
si en ce moment, elle se trouvait au Fort-Reliance, c'est que quelque
exploration nouvelle l'avait conduite en ce poste lointain. Après s'être
lancée à travers les régions équinoxiales, sans doute elle voulait
pénétrer jusqu'aux dernières limites des contrées hyperboréennes. Sa
présence au fort était un événement. Le directeur de la Compagnie
l'avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. Celui-ci,

d'après la teneur de cette lettre, devait faciliter à la célèbre voyageuse le
projet qu'elle avait formé de se rendre aux rivages de la mer polaire.
Grande entreprise! Il fallait reprendre l'itinéraire des Hearne, des
Mackenzie, des Raë, des Franklin. Que de fatigues, que d'épreuves, que
de dangers dans cette lutte avec les terribles éléments des climats
arctiques! Comment une femme osait-elle s'aventurer là où tant
d'explorateurs avaient reculé ou péri? Mais l'étrangère, confinée en ce
moment au Fort-Reliance, n'était point une femme: c'était Paulina
Barnett, lauréate de la Société royale.
On ajoutera que la célèbre voyageuse avait dans sa compagne Madge
mieux qu'une servante, une amie dévouée, courageuse, qui ne vivait
que pour elle, une Écossaise des anciens temps, qu'un Caleb eût pu
épouser sans déroger. Madge avait quelques années de plus que sa
maîtresse, -- cinq ans environ; elle était grande et vigoureusement
charpentée. Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. Paulina
regardait Madge comme une soeur aînée; Madge traitait Paulina
comme sa fille. En somme, ces deux êtres n'en faisaient qu'un.
Et pour tout dire, c'était en l'honneur de Paulina Barnett que le capitaine
Craventy traitait ce soir-là ses employés et les Indiens de la tribu
Chipeways. En effet, la voyageuse devait se joindre au détachement du
lieutenant Jasper Hobson dans son exploration au Nord. C'était pour
Mrs. Paulina Barnett que le grand salon de la factorerie retentissait de
joyeux hurrahs.
Et si pendant cette mémorable soirée, le poêle consomma un quintal de
charbon, c'est qu'un froid de vingt-quatre degrés Fahrenheit au-dessous
de zéro (32° centigr. au-dessous de glace) régnait au dehors, et que le
Fort-Reliance est situé par 61° 47' de latitude septentrionale, à moins de
quatre degrés du cercle polaire.

II.
Hudson's Bay Fur Company.

«Monsieur le capitaine?
-- Madame Barnett.
-- Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper Hobson?
-- Je pense que c'est un officier qui ira loin.
-- Qu'entendez-vous par ces mots: il ira loin? Voulez-vous dire qu'il
dépassera le quatre-vingtième parallèle?»
Le capitaine Craventy ne put s'empêcher de sourire à cette question de
Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaient auprès
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