de minces lanières de «corn-beef,» sorte de
boeuf salé, qui tenait la place du jambon d'York et de la galantine
truffée des buffets de l'ancien continent. Quant aux rafraîchissements,
le whisky et le gin, ils circulaient dans de petits verres d'étain, sans
parler d'un punch gigantesque qui devait clore cette fête, dont les
Indiens parleront longtemps dans leurs wigwams.
Aussi que de compliments les époux Joliffe reçurent pendant cette
soirée! Mais aussi, quelle activité, quelle bonne grâce! Comme ils se
multipliaient! Avec quelle amabilité ils présidaient à la distribution des
rafraîchissements! Non! ils n'attendaient pas, ils prévenaient les désirs
de chacun. On n'avait pas le temps de demander, de souhaiter même.
Aux sandwiches succédaient les tranches de l'inépuisable pudding! Au
pudding, les verres de gin ou de whisky!
«Non, merci, mistress Joliffe.
-- Vous êtes trop bon, caporal, je vous demanderai la permission de
respirer.
-- Mistress Joliffe, je vous assure que j'étouffe!
-- Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous voulez.
-- Non, cette fois, mistress, non! c'est impossible!»
Telles étaient les réponses que s'attirait presque invariablement
l'heureux couple. Mais le caporal et sa femme insistaient tellement que
les plus récalcitrants finissaient par céder. Et l'on mangeait sans cesse,
et l'on buvait toujours! Et le ton des conversations montait! Les soldats,
les employés s'animaient. Ici l'on parlait chasse, plus loin trafic. Que de
projets formés pour la saison prochaine! La faune entière des régions
arctiques ne suffirait pas à satisfaire ces chasseurs entreprenants. Déjà
les ours, les renards, les boeufs musqués, tombaient sous leurs balles!
Les castors, les rats, les hermines, les martres, les wisons se prenaient
par milliers dans leurs trappes! Les fourrures précieuses s'entassaient
dans les magasins de la Compagnie, qui, cette année-là, réalisait des
bénéfices hors de toute prévision. Et, tandis que les liqueurs,
abondamment distribuées, enflammaient ces imaginations européennes,
les Indiens, graves et silencieux, trop fiers pour admirer, trop
circonspects pour promettre, laissaient dire ces langues babillardes, tout
en absorbant, à haute dose, l'eau de feu du capitaine Craventy.
Le capitaine, lui, heureux de ce brouhaha, satisfait du plaisir que
prenaient ces pauvres gens, relégués pour ainsi dire au-delà du monde
habitable, se promenait joyeusement au milieu de ses invités, répondant
à toutes les questions qui lui étaient posées, lorsqu'elles se rapportaient
à la fête:
«Demandez à Joliffe! demandez à Joliffe!»
Et l'on demandait à Joliffe, qui avait toujours une parole gracieuse au
service de chacun.
Parmi les personnes attachées à la garde et au service du Fort- Reliance,
quelques-unes doivent être plus spécialement signalées, car ce sont
elles qui vont devenir le jouet de circonstances terribles, qu'aucune
perspicacité humaine ne pouvait prévoir. Il convient donc, entre autres,
de citer le lieutenant Jasper Hobson, le sergent Long, les époux Joliffe
et deux étrangères auxquelles le capitaine faisait les honneurs de la
soirée.
C'était un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson.
Petit, maigre, s'il ne possédait pas une grande force musculaire, en
revanche, son énergie morale le mettait au-dessus de toutes les
épreuves et de tous les événements. C'était «un enfant de la
Compagnie». Son père, le major Hobson, un Irlandais de Dublin, mort
depuis quelques années, avait longtemps occupé avec Mrs. Hobson le
Fort-Assiniboine. Là était né Jasper Hobson. Là, au pied même des
Montagnes Rocheuses, son enfance et sa jeunesse s'écoulèrent
librement. Instruit sévèrement par le major Hobson, il devint «un
homme» par le sang-froid et le courage, quand l'âge n'en faisait encore
qu'un adolescent. Jasper Hobson n'était point un chasseur, mais un
soldat, un officier intelligent et brave. Pendant les luttes que la
Compagnie eut à soutenir dans l'Orégon contre les compagnies rivales,
il se distingua par son zèle et son audace, et conquit rapidement son
grade de lieutenant. En conséquence de son mérite bien reconnu, il
venait d'être désigné pour commander une expédition dans le Nord.
Cette expédition avait pour but d'explorer les parties septentrionales du
lac du Grand- Ours et d'établir un fort sur la limite du continent
américain. Le départ du lieutenant Jasper Hobson devait s'effectuer
dans les premiers jours d'avril.
Si le lieutenant présentait le type accompli de l'officier, le sergent Long,
homme de cinquante ans, dont la rude barbe semblait faite en fibres de
coco, était, lui, le type du soldat, brave par nature, obéissant par
tempérament, ne connaissant que la consigne, ne discutant jamais un
ordre, si étrange qu'il fût, ne raisonnant plus, quand il s'agissait du
service, véritable machine en uniforme, mais machine parfaite, ne
s'usant pas, marchant toujours, sans se fatiguer jamais. Peut-être le
sergent Long était-il un peu dur pour ses hommes, comme il l'était pour
lui- même. Il ne tolérait pas la moindre infraction à la discipline,
consignant impitoyablement à propos du moindre manquement, et
n'ayant jamais été consigné. Il commandait, car son grade de sergent l'y
obligeait, mais il
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