le lever d'un rideau, et sa mère jeta cette exclamation grasse, ardente et presque goulue par laquelle les bouches italiennes semblent mordre à même l'objet admiré:
--Che bellezza!
--Quelle beauté! répéta quelqu'un auprès d'elle.
Le chant s'enflait à mesure que s'élargissait la lumière. Certaines paroles en devenaient nettement distinctes, et lorsque la voix pronon?ait, comme terminaison d'une sorte de refrain, ce mot amore dont le sens est amour, et dont la consonance pour nos oreilles fran?aises évoque en même temps l'idée de mort,--merveilleux mélange!--on e?t juré que la chanteuse était tout près, bien que complètement inaper?ue. ?Qui sait? pensait Dompierre en souriant à demi, peut-être mon poète a-t-il raison, et il est possible qu'il n'y ait point de chanteuse là-bas dans une barque, à l'ombre de la montagne, et que nos ames elles-mêmes soient rendues harmonieuses en face de la splendeur de la nuit!?
Cependant Mme Belvidera éprouva le même désir qu'il avait eu:
--Oh! qui chante ainsi? demanda-t-elle.
Il lui dit ce qu'il avait appris de Carlotta, d'Isola Bella. Il augmentait sa curiosité à mesure qu'il parlait de cette fille dont la réputation de beauté était répandue. Bient?t, la barque étant sortie de l'ombre, on put la distinguer à quelques centaines de mètres de la rive... La chanteuse y était seule, et elle manoeuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle s'arrêtait et se laissait glisser sur l'eau unie.
--Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant? demanda-t-on au batelier.
--Signore, elle porte les fleurs des ?les à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l'Isola Madre pour la vente du matin.
--Ainsi! s'écria Mme Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs!... Oh! comme je voudrais voir cette jolie fille!
La petite Luisa trépignait de joie à l'idée qu'il serait possible de voir la gracieuse image que l'on venait d'évoquer.
Gabriel, qui br?lait de nouer connaissance plus intime avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grace a l'étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d'accord, jusque même Dante-Léonard-William, qui malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu'on favorisat ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la belle Carlotta, d'Isola Bella.
Quand ils ne furent plus qu'à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une sorte de nuée lourde qu'ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, comme si elle serpentait à la surface des eaux.
--Doucement! doucement! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l'approche de la barque odoriférante.
Carlotta s'était tue, et, comprenant que l'on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement les rames. On vit à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pale des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras. à l'avant comme à l'arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l'embarcation. C'était une rencontre si étonnante, si étrange, qu'ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d'un génie ou d'une fée dans un rêve.
Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musicale le plaisir qu'elle avait à ces courses nocturnes sur le lac, avec ses provisions embaumées.
--Et vous allez, comme cela, toujours seule?
Elle répondit simplement:
--Je chante!
--On dit que vous êtes la plus belle du pays, Carlotta!
Elle sourit, heureuse, et, sans fausse pudeur:
--On le dit, répéta-t-elle.
--Et savez-vous que c'est ici le plus beau pays du monde?
--Bien s?r! Signore.
--En connaissez-vous, d'autres, Carlotta?
--Non, Signore.
Ce bonheur et cette simplicité les faisaient frisonner. Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu'elle ne pouvait manquer.
--Qu'est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente?
--Je serais battue.
--Par qui donc?
--Par Paolo, tiens!
--Paolo, dit le batelier, c'est son promis; c'est lui qui a l'entreprise des fleurs. Mais il ne la battrait pas; il l'aime trop.
--Pourquoi dit-elle qu'il la battrait?
--Oh! fit l'homme en dodelinant de la tête, après une hésitation, c'est une fa?on comme ?a, un genre comme qui dirait... ?a fait que si ces messieurs et ces dames voulaient quelquefois tout de même lui acheter ses fleurs, ce soir, ?a serait plus cher, quoi!
Carlotta ramassait contre elle sa magnifique cargaison.
--Combien d'argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta?
--Vingt lires, Signore, répondit-elle avec aplomb.
Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde: elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.
Dante-Léonard-William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s'agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits

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