Le parfum des îles Borromées | Page 5

René Boylesve
la céleste harmonie d'une forme humaine sans être tenté de la briser par votre étreinte brutale. Vous apercevez une fleur, vous en rompez la tige, et aussit?t elle se fane dans vos mains; qu'importe? l'essentiel était pour vous qu'elle vous passat dans les mains!
--Ah ?a, mais! prêchez-vous l'abstention de l'amour?
--Il y aura toujours un assez grand nombre de gens à donner à l'amour ce caractère d'accouplement qui vaut aux races fortes de penser à leur avenir avec sérénité. Si c'est ce go?t-là qui vous hante, mon ami, mariez-vous, ou promenez avec vous quelque courtisane plantureuse: ce sont les deux seuls moyens d'aimer solidement, qui soient conformes à l'ordre social. L'adultère est laid comme une plaie.--Mais je ne vois de supérieur qu'un certain culte intérieur et souvent secret, qu'une ame noble voue à une forme admirable ou à quelque être d'élite dont la perfection l'enchanta. C'est en silence qu'on adore. C'est à distance qu'on aime Dieu. Toute parole, comme toute communion sous des espèces quelconques, apporte un élément de sensualité néfaste à ce sentiment spécial et sans nom à quoi sont dus les plus vifs ravissements de l'homme.
--Mon cher ami, avez-vous jamais aimé?
Ils furent interrompus par un chant qui venait d'une barque filant au loin sur le lac paisible, et dont le charme musical était tel que l'on ne pouvait continuer de parler.
Les deux amis étaient parvenus à l'extrémité des jardins qui descendent jusqu'au bord de l'eau. Le ciel était brillant d'étoiles, et la lune, cachée encore derrière le c?ne d'une des montagnes de Luino, blanchissait une partie du lac. Ils s'assirent sur une sorte de petit promontoire avancé dont les eaux battaient doucement le pied, et se laissèrent aller, l'un avec son instinct poétique, l'autre avec ses dispositions amoureuses, au seul plaisir d'entendre cette voix par qui toute la tranquillité du soir et du paysage s'exaltait.
C'était une voix de femme pure et fra?che, avec des intonations d'enfant, parfois, et tout à coup des accents de passion si chaleureux que les auditeurs en étaient soulevés et haletants. Gabriel Dompierre se sentait une irrésistible envie de distinguer la chanteuse. Mais l'embarcation semblait grosse à peine comme une noix, par suite de l'éloignement; de plus, elle entra promptement dans l'ombre que formait la montagne, et on ne la distingua plus.
Lorsque le silence retomba, et qu'il n'y eut plus de sensible que les petits soupirs étouffés des vaguelettes mourantes au choc du sable ou des barques amarrées, le jeune homme se pencha vers des bateliers qui somnolaient en attendant l'heure des promenades en barque, au lever de la lune.
--Qui donc chante là-bas? demanda-t-il.
Mais Dante-Léonard-William sourit, et, levant les épaules avant que les bateliers ne se fussent décidés à répondre:
--Vous en êtes encore là! dit-il, et parce qu'une harmonie vous ravit, vous voulez qu'en réalité quelqu'un chante, et, de plus, savoir le nom de ce quelqu'un. C'est la même manie, toujours, d'atteindre et d'envelopper un objet déterminé. Vous faites à tout propos le geste de l'enfant qui étend la main pour saisir tout ce qu'il voit: son hochet ou la lune! En effet, l'homme na?t positiviste; l'enfant n'admet pas que quelque chose demeure inexpliqué. Ce n'est qu'en grandissant qu'il con?oit l'inexplicable, et accepte l'existence du mystère...
Pendant que le poète parlait, un des bateliers répondait à Gabriel:
--Celle qui chante, Signore, c'est Carlotta, d'Isola Bella. Elle est bien connue, Signore!
--Ah?
--C'est la plus belle fille du pays. Signore!...
Des cris d'enfant couvrirent la voix du batelier, et Gabriel n'avait pas eu le temps de se retourner qu'il recevait dans les jambes, lancée à toute force, la gracieuse fillette de Mme Belvidera.
--Luisa! Luisa! criait la maman, dont on aper?ut la haute silhouette élégante dans l'ombre du jardin.
--Mademoiselle Luisa, bien vous a pris de venir buter contre moi, car autrement, vous seriez, à l'heure qu'il est, dans ce beau lac qui ravit volontiers à leurs mamans les jeunes filles imprudentes!...
La mère entendit M. Dompierre prononcer ces mots, et, comprenant au premier aspect de l'endroit, le danger qu'avait couru la petite Luisa, elle le remercia avec chaleur d'avoir joué si heureusement le r?le de balustrade. Elle voulut se pencher elle-même sur l'eau, à l'endroit où l'enfant se f?t précipitée dans sa course échevelée, et ne put se retenir de pousser un cri. Elle s'anima par suite de sa peur rétrospective, gronda la fillette, puis l'embrassa convulsivement.
Le chant reprit dans le lointain, juste au moment où la lune, se levant au-dessus des montagnes de Luino, découvrait d'un coup la magnificence du lac Majeur sous le ciel clair. La branche septentrionale s'allongeait en face, dans un infini comparable à celui de la mer; tous les monts bleuatres découvrirent leur pur dessin, et l'anse des Borromées montra ses trois ?les: Isola Madre, Isola Bella, et derrière celle-ci, la petite ?le des Pêcheurs, presque invisible.
La fillette battit des mains à cette féerie soudain découverte comme par
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