Le parfum des îles Borromées | Page 7

René Boylesve
billets de vingt lires chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.
--Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m'avoir si parfaitement donné l'image de la nuit sereine, parsemeuse de songes, de charmes et de mensonges!...
Ce geste, ce ton demi-solennel, cette générosité en faveur d'un défaut naturel et de la beauté de la pauvre fille, touchèrent vivement Mme Belvidera, qui e?t crié bravo au poète si elle ne se f?t senti la gorge un peu gênée par l'impression de toute cette scène inattendue. Mais l'Anglais, qui mêlait à tout instant l'imaginaire au réel et touchait promptement à l'excentricité, exprimait à présent en une langue harmonieuse son prétendu désir de ne pas survivre à la minute de féerie que lui avait fournie la marchande de fleurs, et il annon?ait son dessein, appuyé d'une mimique expressive et inquiétante, de se précipiter dans les eaux qu'avait sillonnées la barque fleurie.
La petite Luisa se mit à pleurer. Mme Belvidera confia sa crainte à Dompierre.
--Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai peur! Mais, monsieur, est-ce que votre ami va se tuer?
Cependant Carlotta parlait d'un éclat de rire qui jaillit en fusée au milieu du lac silencieux.
--Rassurez-vous, madame, fit tout bas Gabriel à Mme Belvidera, et admirez plut?t le s?r instinct de cette fille simple qui déjoue tout de suite les artifices de nos raffinements. Je gage qu'elle sente à sa seule démarche qu'un brave homme, qui ne dit rien, va se jeter à l'eau, et qu'elle se hate de le secourir, tandis que vous la voyez qui rit à gorge déployée pour les subtiles fantaisies de notre poète, lequel n'a pas eu un seul instant l'envie de périr, malgré son désir de se figurer qu'il l'avait.
En effet, quelques strophes venues à la mémoire de Lee, l'occupaient à présent tout entier et il entremêlait, non sans à propos, de ses propres vers à des lambeaux magnifiques de Pétrarque et de Shelley. Mme Belvidera qui était sensible au charme de la poésie anglaise, comme un grand nombre de femmes italiennes, contint son ressentiment contre l'être baroque qui l'avait un moment effrayée, et elle le félicita des belles choses qu'il disait. Il lui répondit en vers, continuant d'affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour la ?Sirène? apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.
La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n'était en complète discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.
Quand Gabriel toucha la main que Mme Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait de la réalité. Bien qu'il souffrit de la quitter déjà, il avait hate de s'enfuir, de se retrouver seul, de se prendre la tête à deux mains et dose demander: ?Voyons! est-ce que je rêve? est-il vrai que je l'ai vue, que je lui ai parlé, que j'ai tenu sa main dans la mienne??
La petite Luisa saisissait sa mère par la taille en lui disant de se baisser pour qu'elle lui parlat à l'oreille.
--Eh bien! eh bien! qu'est ce qu'il y a, ma mignonne?
Mme Belvidera se pencha et sourit en recevant la confidence.
--Ah! ah! ah! dit-elle, monsieur Dompierre, mademoiselle ma fille voudrait savoir votre petit nom parce qu'elle veut écrire dès ce soir à son papa qu'elle a enfin rencontré le jeune homme qui lui pla?t!...
Luisa confuse se jetait dans les jambes de sa mère et devenait toute rose.
--Mademoiselle, fit Dompierre, je vous le dirai à vous toute seule, si vous voulez bien que je vous embrasse.
Et il souleva dans ses bras la charmante enfant qu'il embrassa sur les deux joues, beaucoup plus heureux et confus qu'elle même.

III
L'après-midi, quand le soleil a tourné de l'autre c?té du grand batiment de l'H?tel des ?les-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d'air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafra?chissements.
Mme Belvidera, avant d'avoir achevé sa toilette, regardait par la jalousie entre-baillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l'Europe et de l'Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont l'ardente séduction, dissimulée sous une mollesse apparente, est incomparable à l'automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par l'étrange magie du paysage et du climat, et habituée qu'elle était à
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