Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2 | Page 5

George Sand
mes habitudes de caractère.
--Il est certain que M. Galuchet se familiarisera beaucoup avec
mademoiselle, dit Émile à M. Antoine, et que vous serez forcé
plus d'une fois de le rappeler au respect qu'il lui doit. S'il arrive qu'il
vous oblige de le chasser, vous regretterez de l'avoir accueilli avec trop
de confiance. Ne vaudrait-il pas mieux lui faire entendre aujourd'hui
par un accueil un peu froid que vous n'avez pas oublié la manière
grossière dont il s'est comporté à sa première visite?
--Ce que je vois de mieux pour arranger l'affaire, dit M. de
Châteaubrun, c'est que vous alliez vous promener dans le verger avec
Janille; moi, j'emmènerai le Galuchet à la pêche, et vous en serez
débarrassés.»
Cette proposition ne plaisait pas beaucoup à Émile. Lorsqu'il
était sous la surveillance de M. de Châteaubrun, il pouvait se croire
presque tête à tête avec Gilberte, au lieu que Janille était un tiers
autrement actif et clairvoyant. Et puis Gilberte pensait qu'il y avait de
l'égoïsme à laisser son père subir seul le fardeau d'une telle
visite. «Non, dit-elle en l'embrassant, nous resterons pour te faire
enrager; car si nous tournons le dos, tu vas redevenir si doux et si bon,
que ce monsieur se croira, une fois pour toutes, le très-bien venu. Oh!
je te connais, père! tu ne pourras pas t'empêcher de le lui dire et de le
retenir à table, et il boira encore! Il est donc bon que je reste ici pour
le forcer à s'observer.
--D'ailleurs je m'en charge, dit Janille, qui avait écouté
jusque-là sans dire son avis, et qui haïssait Galuchet, depuis le jour
où il avait marchandé avec elle pour une pièce de dix sous qu'elle

lui avait demandée après lui avoir montré les ruines. J'aime
beaucoup que monsieur boive son vin avec ses amis et les gens qui lui
font plaisir; mais je ne suis pas d'avis de le gaspiller avec des
pique-assiettes, et je vais baptiser d'importance celui de M. Galuchet.
Ah! mais, Monsieur, tant pis pour vous, qui n'aimez point l'eau, cela
vous forcera de ne pas rester longtemps à table.
--Mais, Janille, c'est une tyrannie, dit M. Antoine, tu vas me mettre
à l'eau maintenant? tu veux donc ma mort?
--Non, Monsieur, vous n'en aurez le teint que plus frais, et tant pis pour
ce petit monsieur s'il fait la grimace!»
Janille tint parole, mais Galuchet était trop troublé pour s'en
apercevoir. Il se sentait de plus en plus mal à l'aise devant Émile,
dont les yeux et le sourire semblaient toujours l'interroger
sévèrement, et, lorsqu'il voulait payer d'audace en faisant
l'agréable auprès de Gilberte, il était si mal reçu, qu'il ne savait
plus que devenir. Il avait résolu de s'observer à l'endroit du clairet
de Châteaubrun, et il fut fort satisfait, lorsque, après le premier
verre, son hôte n'insista plus pour lui en faire avaler un second. M.
Antoine, en lui donnant l'exemple de la première rasade, comme
c'était son devoir d'hôte campagnard, étouffa un soupir, et
lança à Janille un regard de reproche pour la libéralité qui avait
présidé à la ration d'eau. Charasson, qui était dans la
confidence de la vieille, partit d'un gros rire, et fut vertement
réprimandé par son maître, qui le condamna à avaler à son
souper le reste du breuvage inoffensif.
Quand Galuchet se fut convaincu qu'il était insupportable
à Gilberte et à Émile, il résolut d'avancer ses affaires auprès
de M. Cardonnet, en risquant la demande en mariage. Il emmena M.
Antoine à l'écart, et, certain d'être refusé, il lui offrit son cœur,
sa main et ses vingt mille francs pour sa fille. M. Galuchet crut ne rien
risquer en doublant le capital fictif de sa dot.
Cette petite fortune, jointe à un emploi qui procurait à Galuchet un
revenu de douze cents francs, causa quelque surprise à M. Antoine.

C'était là un très-bon parti pour Gilberte, et elle ne pouvait
espérer mieux, en fait de richesse; car enfin, il était impossible au
bon campagnard de lui fournir une dot quelconque, se dépouillât-il
entièrement. Personne au monde n'était plus désintéressé
que ce brave homme; il en avait donné assez de preuves, sa vie
durant. Mais il ne pensait pas sans quelque amertume que sa fille
chérie, faute de rencontrer un homme qui l'aimât pour elle-même,
serait probablement condamnée au célibat pour longtemps,
peut-être pour toujours! «Quel malheur, se dit-il, que ce garçon ne
soit pas aimable, car, à coup sûr, il est honnête et généreux:
ma fille lui plaît, et
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