elle est au sein des pays un peu négligés et un peu
sauvages, là où la culture n'a pas en vue des embellissements
mesquins et des limites jalouses, là où les terres se confondent, et
où la propriété n'est marquée que par une pierre ou un buisson
placés sous la sauvegarde de la bonne foi rustique. C'est là que les
chemins destinés seulement aux piétons, aux cavaliers ou aux
charrettes offrent mille accidents pittoresques; où les haies
abandonnées à leur vigueur naturelle se penchent en guirlandes, se
courbent en berceaux, et se parent de ces plantes incultes qu'on arrache
avec soin dans les pays de luxe. Émile se souvenait d'avoir
marché pendant plusieurs lieues autour de Paris sans avoir eu le
plaisir de rencontrer une ortie, et il sentait vivement le charme de cette
nature agreste où il se trouvait maintenant. La pauvreté ne s'y
cachait pas honteuse et souillée sous les pieds de la richesse. Elle s'y
étalait au contraire souriante et libre sur un sol qui portait fièrement
ses emblèmes, les fleurs sauvages et les herbes vagabondes, l'humble
mousse et la fraise des bois, le cresson au bord d'une eau sans lit, et le
lierre sur un rocher, qui, depuis des siècles, obstruait le sentier sans
éveiller les soucis de la police. Enfin, il aimait ces branches qui
traversent le chemin et que le passant respecte, ces fondrières où
murmure la grenouille verte, comme pour avertir le voyageur,
sentinelle plus vigilante que celle qui défend le palais des rois; ces
vieux murs qui s'écroulent au bord des enclos et que personne ne
songe à relever, ces fortes racines qui soulèvent les terres et creusent
des grottes au pied des arbres antiques; tout cet abandon qui fait la
nature naïve, et qui s'harmonise si bien avec le type sévère et le
costume simple et grave du paysan.
Mais qu'au milieu de ce cadre austère et grandiose, qui transporte
l'imagination aux temps de la poésie primitive, apparaisse cette
mouche parasite, le monsieur aux habits noirs, au menton rasé, aux
mains gantées, aux jambes maladroites, et ce roi de la société
n'est plus qu'un accident ridicule, une tache importune dans le tableau.
Que viennent-ils faire à la lumière du soleil, vos vêtements de
deuil, dont les épines semblent se rire comme d'une proie? Votre
costume gênant et disparate inspire alors la pitié plus que les
haillons du pauvre; on sent que vous êtes déplacé au grand air et
que votre livrée vous écrase.
Jamais cette remarque ne s'était présentée aussi vivement à la
pensée d'Émile que lorsque Galuchet lui apparut, le chapeau à la
main, gravissant la colline avec un mouvement pénible qui faisait
flotter ridiculement les basques de son habit, et s'arrêtant pour
épousseter avec son mouchoir les traces de chutes fréquentes,
Émile eut envie de rire, et puis, il se demanda avec colère ce que la
mouche parasite venait faire autour de la ruche sacrée.
Émile mit son cheval au galop, passa près de Galuchet sans avoir
l'air de le reconnaître, et, arrivant le premier à Châteaubrun, il
l'annonça à Gilberte comme une inévitable calamité.
«Ah! mon père, dit la jeune fille, ne recevez pas cet homme si mal
élevé et si déplaisant, je vous en supplie! ne nous laissez pas
gâter notre Châteaubrun, et notre intérieur, notre laisser-aller si
doux, par la présence de cet étranger, qui ne peut et qui ne doit
jamais sympathiser avec nous.
--Et que veux-tu donc que j'en fasse? répondit M. de Châteaubrun
embarrassé. Je l'ai invité à venir quand il voudrait; je ne pouvais
prévoir que toi, qui es si tolérante et si généreuse, tu
prendrais en grippe un pauvre hère, à cause de son peu d'usage et de
sa triste figure. Moi, ces gens-là me font peine; je vois que chacun les
repousse et qu'ils s'ennuient d'être au monde!
--Ne croyez pas cela, dit Émile. Ils s'y trouvent fort bien, au
contraire, et s'imaginent plaire à tous.
--En ce cas, pourquoi leur ôter une illusion, sans laquelle il leur
faudrait mourir de chagrin? Moi, je n'ai pas ce courage, et je ne crois
pas que ma bonne Gilberte me conseille de l'avoir.
--Mon trop bon père! dit Gilberte en soupirant, je voudrais l'avoir
aussi, cette bonté, et je crois l'avoir en général; mais cet être
suffisant et satisfait de lui-même, qui semble m'insulter quand il me
regarde, et qui m'appelle par mon nom de baptême le premier jour où
il me parle! non, je ne puis le supporter, et je sens qu'il me fait mal
parce que sa vue me porte au dédain et à l'ironie, contrairement
à mes instincts et Ã
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.