Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2 | Page 3

George Sand
se battre contre une rivière qui se moque de lui, perdra ses
dépenses, et s'avisera trop tard de sa folie. Voilà pourquoi vous me
voyez si gai depuis quelque temps. J'ai été triste et de mauvaise
humeur tant que j'ai cru à la réussite de votre entreprise; mais
j'avais une espérance qui pourtant me revenait toujours et dont j'ai
voulu avoir le cœur net. J'ai marché, j'ai examiné, j'ai travaillé,
étudié. Oh oui! étudié! sans avoir besoin de vos livres, de vos
cartes et de vos grimoires; j'ai tout vu, tout compris. Monsieur Émile,
je ne suis qu'un pauvre paysan, et votre Galuchet me cracherait sur le
corps s'il osait; mais je puis vous certifier une chose dont vous ne vous
doutez guère: c'est que votre père n'entend rien à ce qu'il fait, qu'il
a pris de mauvais conseils, et que vous n'en savez pas assez long pour
le redresser. L'hiver qui vient emportera vos travaux, et tous les hivers
les emporteront jusqu'à ce que M. Cardonnet ait jeté son dernier
écu dans l'eau. Souvenez-vous de ce que je vous dis, et n'essayez pas
de le persuader à votre père. Ce serait une raison de plus pour qu'il
s'obstinât à se perdre, et nous n'avons pas besoin de cela pour qu'il
le fasse; mais vous serez ruiné, mon fils, et si ce n'est ici
entièrement, ce sera ailleurs, car je tiens la cervelle de votre papa dans
le creux de ma main. C'est une tête forte, j'en conviens, mais c'est une
tête de fou. C'est un homme qui s'enflamme pour ses projets à tel
point qu'il les croit infaillibles, et, quand on est bâti de cette
façon-là , on ne réussit à rien. J'ai d'abord cru qu'il jouait son jeu,
mais, à présent, je vois bien que la partie devient trop sérieuse,
puisqu'il recommence tout ce que la dernière dribe a détruit. Il avait
eu jusque-là trop bonne chance: raison de plus; les bonnes chances
rendent impérieux et présomptueux. C'est l'histoire de
Napoléon, que j'ai vu monter et descendre, comme un charpentier

qui grimpe sur le faîte de la maison sans avoir regardé si les
fondations sont bonnes. Quelque bon charpentier qu'il soit, quelque
chef-d'œuvre qu'il établisse, si le mur fléchit, adieu tout
l'ouvrage!»
Jean parlait avec une telle conviction, et ses yeux noirs brillaient si fort
sous ses épais sourcils grisonnants, qu'Émile ne put se défendre
d'être ému. Il le supplia de lui exposer les motifs qui le faisaient
parler ainsi, et longtemps le charpentier s'y refusa. Enfin, vaincu par
son insistance, et un peu irrité par ses doutes, il lui donna
rendez-vous pour le dimanche suivant.
«Vous irez à Châteaubrun samedi ou lundi, lui dit-il; mais,
dimanche, nous partirons à la pointe du jour, et nous remonterons le
cours de l'eau jusqu'Ã certains endroits que je vous montrerai.
Emportez tous vos livres et tous vos instruments, si bon vous semble.
S'ils ne me donnent pas raison, peu m'importe: c'est la science qui aura
menti. Mais ne vous attendez pas à faire ce voyage-là à cheval ou
en voiture, et si vous n'avez pas de bonnes jambes, ne comptez pas le
faire du tout.»
Le samedi suivant, Émile courut à Châteaubrun, et, comme de
coutume, il commença par Boisguilbault, n'osant arriver de trop
bonne heure chez Gilberte.
Comme il approchait des ruines, il vit un point noir au bas de la
montagne, et ce point devint bientôt Constant Galuchet, en habit noir,
pantalon et gants noirs, cravate et gilet de satin noir. C'était sa
toilette de campagne, hiver comme été; et, quelque chaleur qu'il
eût à supporter, quelque fatigue à laquelle il s'exposât, il ne
sortait jamais du village sans cette tenue de rigueur. Il eût craint de
ressembler à un paysan, si, comme Émile, il eût endossé une
blouse et porté un chapeau gris à larges bords.
Si le costume bourgeois de notre époque est le plus triste, le plus
incommode et le plus disgracieux que la mode ait jamais inventé,
c'est surtout au milieu des champs que tous ses inconvénients et
toutes ses laideurs ressortent. Aux environs des grandes villes, on en est

moins choqué, parce que la campagne elle-même y est arrangée,
alignée, plantée, bâtie et murée dans un goût
systématique, qui ôte à la nature tout son imprévu et toute sa
grâce. On peut quelquefois admirer la richesse et la symétrie de ces
terres soumises à toutes les recherches de la civilisation; mais aimer
une telle campagne, c'est fort difficile à concevoir. La vraie campagne
n'est pas là ,
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