Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 | Page 3

George Sand
d'un travers de rue a l'autre, et ces propos se croisaient sur le seuil des habitations: "Tous les votres sont-ils rentres?--Ah oua! j'en ai encore deux charrois par terre.--Et moi six sur pied!--Moi, ca m'est egal, tout est engrange." Il s'agissait des foins.
Le voyageur, monte sur un excellent bidet de Brenne, laissait la nuee derriere lui, et, pressant l'allure, il se flattait de devancer l'orage a la course; mais a un coude que faisait subitement le chemin, il reconnut qu'il lui serait impossible de ne pas etre pris en flanc. Il deplia son manteau, que des courroies tenaient fixe sur sa valise, attacha les mentonnieres de sa casquette, et donnant de l'eperon a sa monture, il fournit une nouvelle course, esperant au moins atteindre et franchir, a la faveur du jour, le passage dangereux qu'on lui avait signale. Mais son attente fut trompee; le chemin devint si difficile, qu'il lui fallut prendre le pas et soutenir son cheval avec precaution au milieu des roches semees sous ses pieds. Lorsqu'il se trouva au sommet du ravin de la Creuse, la nuee ayant envahi tout le ciel, l'obscurite etait complete, et il ne pouvait plus juger de la profondeur de l'abime qu'il cotoyait, que par le bruit sourd et engouffre du torrent.
Temeraire comme on l'est a vingt ans, le jeune homme ne tint compte des prudentes hesitations de son cheval, et il le forca de se livrer au hasard d'une pente, que chaque pas du docile animal trouvait plus inegale et plus rapide. Mais tout a coup il s'arreta, se rejeta en arriere par un vigoureux coup de reins, et le cavalier, un peu ebranle de la secousse, vit, a la lueur d'un grand eclair, qu'il etait sur l'extreme versant d'un precipice a pic, et qu'un pas de plus l'aurait infailliblement entraine au fond de la Creuse.
La pluie commencait a tomber, et une tourmente furieuse agitait les cimes des vieux chataigniers qui se trouvaient au niveau de la route. Ce vent d'ouest poussait precisement l'homme et le cheval vers la riviere, et le danger devenait si reel, que le voyageur fut force de mettre pied a terre, afin d'offrir moins de prise au vent, et de mieux diriger sa monture dans les tenebres. Ce qu'il avait entrevu du site a la lueur de l'eclair lui avait paru admirable, et d'ailleurs la position ou il se trouvait flattait ce gout d'aventures qui est propre a la jeunesse.
Un second eclair lui permit de mieux distinguer le paysage, et il profita d'un troisieme pour familiariser sa vue avec les objets les plus rapproches. Le chemin ne manquait pas de largeur, mais cette largeur meme le rendait difficile a suivre. C'etait, une demi-douzaine de vagues passages marques seulement par les pieds des chevaux et les ornieres, formant diverses voies entre-croisees comme au hasard sur le versant d'une colline; et, comme il n'y avait la ni haies, ni fosses, ni trace aucune de culture, le sol avait livre ses flancs peles a toutes les tentatives d'escalade qu'il avait pris envie aux passants de faire; chaque saison voyait ainsi ouvrir une route nouvelle, ou reprendre une ancienne que le temps et l'abandon avaient raffermie. Entre chacun de ces traces capricieux s'elevaient des monticules herisses de rochers ou de touffes de bruyeres, qui offraient la meme apparence dans l'obscurite; et, comme ils s'enlacaient sur des plans tres-inegaux, il etait difficile de passer de l'un a l'autre sans friser une chute qui pouvait entrainer dans l'abime commun; car tous subissaient la pente bien marquee du ravin, non seulement en avant, mais encore sur le cote, de sorte qu'il fallait a la fois pencher devant soi et sur la gauche. Aucune de ces voies tortueuses n'etait donc sure; car depuis l'ete toutes etaient egalement battues, les habitants du pays les prenant au hasard en plein jour avec insouciance, mais, au milieu d'une nuit sombre, il n'etait pas indifferent de s'y tromper, et le jeune homme, plus soigneux des genoux du cheval qu'il aimait que de sa propre vie, prit le parti de s'approcher d'une roche assez elevee pour les garantir tous deux de la violence du vent, et de s'arreter la en attendant que le ciel s'eclaircit un peu. Il s'appuya contre Corbeau, et relevant un coin de son manteau impermeable pour garantir le flanc et la selle de son compagnon, il tomba dans une reverie romanesque, aussi satisfait d'entendre hurler la tempete, que les habitants d'Eguzon, s'ils pensaient encore a lui en cet instant, le supposaient soucieux et desappointe.
Les eclairs, en se succedant, lui eurent bientot procure une connaissance suffisante du pays environnant. Vis-a-vis de lui, le chemin, gravissant la pente opposee du ravin, se relevait aussi brusquement qu'il s'etait abaisse, et offrait des difficultes de meme nature. La Creuse, limpide et forte, coulait sans grand fracas au bas de
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