Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 | Page 4

George Sand
ce precipice, et se resserrait avec un mugissement sourd et continu, sous les arches d'un vieux pont qui paraissait en fort mauvais etat. La vue etait bornee en face par le retour de l'escarpement; mais, de cote, on decouvrait une verte perspective de prairies inclinees et bien plantees, au milieu desquelles serpentait la riviere; et vis-a-vis de notre voyageur, au sommet d'une colline herissee de roches formidables qu'entrecoupait une riche vegetation, on voyait se dresser les grandes tours delabrees d'un vaste manoir en ruines. Mais, lors meme que le jeune homme aurait eu la pensee d'y chercher un asile contre l'orage, il lui eut ete difficile de trouver le moyen de s'y rendre; car on n'apercevait aucune trace de communication entre le chateau et la route, et un autre ravin, avec un torrent qui se deversait dans la Creuse, separait les deux collines. Ce site etait des plus pittoresques, et le reflet livide des eclairs lui donnait quelque chose de terrible qu'on y eut vainement cherche a la clarte du jour. De gigantesques tuyaux de cheminee, mis a nu par l'ecroulement des toits, s'elancaient vers la nuee lourde qui rampait sur le chateau, et qu'ils avaient l'air de dechirer. Lorsque le ciel etait traverse par des lueurs rapides, ces ruines se dessinaient en blanc sur le fond noir de l'air, et au contraire, lorsque les yeux s'etaient habitues au retour de l'obscurite, elles presentaient une masse sombre sur un horizon plus transparent. Une grande etoile, que les nuages semblaient ne pas oser envahir, brilla longtemps sur le fier donjon, comme une escarboucle sur la tete d'un geant. Puis enfin elle disparut, et les torrents de pluie qui redoublaient ne permirent plus au voyageur de rien discerner qu'a travers un voile epais. En tombant sur les rochers voisins et sur le sol durci par de recentes chaleurs, l'eau rebondissait comme une ecume blanche, et parfois on eut dit des flots de poussiere souleves par le vent.
En faisant un mouvement pour abriter davantage son cheval contre le rocher, le jeune homme s'apercut tout a coup qu'il n'y etait pas seul. Un homme venait chercher aussi un refuge en cet endroit, ou bien il en avait pris possession le premier. C'est ce qu'on ne pouvait savoir dans ces alternatives de clarte eblouissante et de lourdes tenebres. Le cavalier n'eut pas le temps de bien voir le pieton; il lui sembla vetu miserablement et n'avoir pas tres-bonne mine. Il paraissait meme vouloir se cacher, en s'enfoncant le plus possible sous la roche; mais des qu'il eut juge, a une exclamation du jeune voyageur, qu'il avait ete apercu, il lui adressa sans hesiter la parole, d'une voix forte et assuree:
"Voila un mauvais temps pour se promener, Monsieur, et si vous etes sage, vous retournerez coucher a Eguzon.
--Grand merci, l'ami!" repondit le jeune homme en faisant siffler sa forte cravache a tete plombee, pour faire savoir a son problematique interlocuteur qu'il etait arme.
Ce dernier comprit fort bien l'avertissement, et y repondit en frappant le rocher, comme par desoeuvrement, avec un enorme baton de houx qui fit voler quelques eclats de pierre. L'arme etait bonne et le poignet aussi.
"Vous n'irez pas loin ce soir par un temps pareil, reprit le pieton.
--J'irai aussi loin qu'il me plaira, repondit le cavalier, et je ne conseillerais a personne d'avoir la fantaisie de me retarder en chemin.
--Est-ce que vous craignez les voleurs, que vous repondez par des menaces a des honnetetes? Je ne sais pas de quel pays vous venez, mon jeune homme, mais vous ne savez guere dans quel pays vous etes. Il n'y a, Dieu merci, chez nous, ni bandits, ni assassins, ni voleurs."
L'accent fier mais franc de l'inconnu inspirait la confiance. Le jeune homme reprit avec douceur:
"Vous etes donc du pays, mon camarade?
--Oui, Monsieur, j'en suis, et j'en serai toujours.
--Vous avez raison d'y vouloir rester: c'est un beau pays.
--Pas toujours cependant! Dans ce moment-ci, par exemple, il n'y fait pas trop bon; le temps est bien en malice, et il y en aura pour toute la nuit.
--Vous croyez?
--J'en suis sur. Si vous suivez le vallon de la Creuse, vous aurez l'orage pour compagnie jusqu'a demain midi, mais je pense bien que vous ne vous etes pas mis en route si tard sans avoir un abri prochain en vue?
--A vous dire le vrai, je crois que l'endroit ou je vais est plus eloigne que je ne l'avais pense d'abord. Je me suis imagine qu'on voulait me retenir a Eguzon, en m'exagerant la distance et les mauvais chemins; mais je vois, au peu que j'ai fait depuis une heure, que l'on ne m'avait guere trompe.
--Et, sans etre trop curieux, ou allez-vous?
--A Gargilesse. Combien comptez-vous jusque-la!
--Pas loin, Monsieur, si l'on voyait clair pour se conduire; mais si vous ne connaissez pas le pays, vous en avez pour toute la nuit: car
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 122
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.