Le neveu de Rameau | Page 5

Denis Diderot
compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les couleurs, amusements de toutes les esp��ces. J'aimerais autant ��tre gueux que de poss��der une grande fortune, sans aucune de ces jouissances. Mais revenons �� Racine. Cet homme n'a ��t�� bon que pour des inconnus, et que pour le temps o�� il n'��tait plus.
MOI. -- D'accord. Mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans d'ici, il fera verser des larmes; il sera l'admiration des hommes. Dans toutes les contr��es de la terre il inspirera l'humanit��, la commis��ration, la tendresse; on demandera qui il ��tait, de quel pays, et on l'enviera �� la France. Il a fait souffrir quelques ��tres qui ne sont plus; auxquels nous ne prenons presque aucun int��r��t; nous n'avons rien �� redouter ni de ses vices ni de ses d��fauts. Il e?t ��t�� mieux sans doute qu'il e?t re?u de la nature les vertus d'un homme de bien, avec les talents d'un grand homme. C'est un arbre qui a fait s��cher quelques arbres plant��s dans son voisinage; qui a ��touff�� les plantes qui croissaient �� ses pieds; mais il a port�� sa cime jusque dans la nue; ses branches se sont ��tendues au loin; il a pr��t�� son ombre �� ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux; il a produit des fruits d'un go?t exquis et qui se renouvellent sans cesse. Il serait �� souhaiter que de Voltaire e?t encore la douceur de Duclos, l'ing��nuit�� de l'abb�� Trublet, la droiture de l'abb�� d'Olivet; mais puisque cela ne se peut; regardons la chose du c?t�� vraiment int��ressant; oublions pour un moment le point que nous occupons dans l'espace et dans la dur��e; et ��tendons notre vue sur les si��cles �� venir, les r��gions les plus ��loign��es, et les peuples �� na?tre. Songeons au bien de notre esp��ce. Si nous ne sommes pas assez g��n��reux; pardonnons au moins �� la nature d'avoir ��t�� plus sage que nous. Si vous jetez de l'eau froide sur la t��te de Greuze, vous ��teindrez peut-��tre son talent avec sa vanit��. Si vous rendez de Voltaire moins sensible �� la critique, il ne saura plus descendre dans l'ame de M��rope. Il ne vous touchera plus.
LUI. -- Mais si la nature ��tait aussi puissante que sage; pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu'elle les a faits grands?
MOI. -- Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pareil raisonnement vous renversez l'ordre g��n��ral, et que si tout ici-bas ��tait excellent, il n'y aurait rien d'excellent.
LUI. -- Vous avez raison. Le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille d'ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, �� mon avis, est celui o�� je devais ��tre; et foin du plus parfait des mondes, si je n'en suis pas. l'aime mieux ��tre, et m��me ��tre impertinent raisonneur que de n'��tre pas.
MOI. -- Il n'y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse le proc��s �� l'ordre qui est; sans s'apercevoir qu'il renonce �� sa propre existence.
LUI. -- Il est vrai.
MOI. -- Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce qu'elles nous co?tent et ce qu'elles nous rendent; et laissons l�� le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le blamer; et qui n'est peut-��tre ni bien ni mal; s'il est n��cessaire, comme beaucoup d'honn��tes gens l'imaginent.
LUI. -- Je n'entends pas grand-chose �� tout ce que vous me d��bitez l��. C'est apparemment de la philosophie; je vous pr��viens que je ne m'en m��le pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien ��tre un autre, au hasard d'��tre un homme de g��nie, un grand homme. Oui, il faut que j'en convienne, il y a l�� quelque chose qui me le dit. Je n'en ai jamais entendu louer un seul que son ��loge ne m'ait fait secr��tement enrager. le suis envieux. Lorsque j'apprends de leur vie priv��e quelque trait qui les d��grade, je l'��coute avec plaisir. Cela nous rapproche: j'en supporte plus ais��ment ma m��diocrit��. Je me dis: certes tu n'aurais jamais fait Mahomet; mais ni l'��loge du Maupeou. J'ai donc ��t��; je suis donc fach�� d'��tre m��diocre. Oui, oui, je suis m��diocre et fach��. Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes galantes; jamais entendu chanter, Profonds Ab?mes du T��nare, Nuit, ��ternelle Nuit, sans me dire avec douleur; voil�� ce que tu ne feras jamais. J'��tais donc jaloux de mon oncle, et s'il y avait eu �� sa mort, quelques belles pi��ces de clavecin, dans son portefeuille, je n'aurais pas balanc�� �� rester moi, et �� ��tre lui.
MOI. -- S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela n'en vaut pas trop la peine.
LUI. -- Ce n'est rien. Ce sont des moments qui passent.
Puis il se remettait �� chanter
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