Le neveu de Rameau | Page 6

Denis Diderot
l'ouverture des Indes galantes, et l'air Profonds Ab?mes; et il ajoutait:
Le quelque chose qui est l�� et qui me parle, me dit: Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-l��; si tu avais fait ces deux morceaux-l��, tu en ferais bien deux autres; et quand tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait partout; quand tu marcherais, tu aurais la t��te droite; la conscience te rendrait t��moignage �� toi-m��me de ton propre m��rite; les autres, te d��signeraient du doigt. On dirait, c'est lui qui a fait les jolies gavottes et il chantait les gavottes; puis avec l'air d'un homme touch��, qui nage dans la joie, et qui en a les yeux humides, il ajoutait, en se frottant les mains; tu aurais une bonne maison, et il en mesurait l'��tendue avec ses bras, un bon lit, et il s'y ��tendait nonchalamment, de bons vins, qu'il go?tait en faisant claquer sa langue contre son palais, un bon ��quipage et il levait le pied pour y monter, de jolies femmes �� qui il prenait d��j�� la gorge et qu'il regardait voluptueusement, cent faquins me viendraient encenser tous les jours; et il croyait les voir autour de lui; il voyait Palissot, Poincinet, les Fr��rons p��re et fils, La Porte; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait, leur souriait, les d��daignait, les m��prisait, les chassait, les rappelait; puis il continuait: et c'est ainsi que l'on te dirait le matin que tu es un grand homme; tu lirais dans l'histoire des Trois Si��cles que tu es un grand homme; tu serais convaincu le soir que tu es un grand homme; et le grand homme, Rameau le neveu s'endormirait au doux murmure de l'��loge qui retentirait dans son oreille; m��me en dormant, il aurait l'air satisfait; sa poitrine se dilaterait, s'��l��verait, s'abaisserait avec aisance; il ronflerait, comme un grand homme; et en parlant ainsi; il se laissait aller mollement sur une banquette; il fermait les yeux, et il imitait le sommeil heureux qu'il imaginait. Apr��s avoir go?t�� quelques instants la douceur de ce repos, il se r��veillait, ��tendait ses bras, baillait, se frottait les yeux, et cherchait encore autour de lui ses adulateurs insipides.
MOI. -- Vous croyez donc que l'homme heureux a son sommeil?
LUI. -- Si je le crois! Moi, pauvre h��re, lorsque le soir j'ai regagn�� mon grenier et que je me suis fourr�� dans mon grabat, je suis ratatin�� sous ma couverture; j'ai la poitrine ��troite et la respiration g��n��e; c'est une esp��ce de plainte faible qu'on entend �� peine; au lieu qu'un financier fait retentir son appartement, et ��tonne toute sa rue. Mais ce qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et de dormir mesquinement, comme un mis��rable.
MOI. -- Cela est pourtant triste.
LUI. -- Ce qui m'est arriv�� l'est bien davantage.
MOI. -- Qu'est-ce donc?
LUI. -- Vous avez toujours pris quelque int��r��t �� moi, parce que je suis un bon diable que vous m��prisez dans le fond, mais qui vous amuse.
MOI. -- C'est la v��rit��.
LUI. -- Et je vais vous le dire.
Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses deux mains �� son front. Ensuite, il reprend un air tranquille, et me dit:
Vous savez que je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieff�� truand, un escroc, un gourmand...
MOI. -- Quel pan��gyrique!
LUI. -- Il est vrai de tout point. Il n'y en a pas un mot �� rabattre. Point de contestation l��-dessus, s'il vous pla?t. Personne ne me conna?t mieux que moi; et je ne dis pas tout.
MOI. -- Je ne veux point vous facher; et je conviendrai de tout.
LUI. -- Eh bien, je vivais avec des gens qui m'avaient pris en gr��, pr��cis��ment parce que j'��tais dou��, �� un rare degr��, de toutes ces qualit��s.
MOI. -- Cela est singulier. Jusqu'�� pr��sent j'avais cru ou qu'on se les cachait �� soi-m��me, ou qu'on se les pardonnait, et qu'on les m��prisait dans les autres.
LUI. -- Se les cacher, est-ce qu'on le peut? Soyez s?r que, quand Palissot est seul et qu'il revient sur lui-m��me, il se dit bien d'autres choses. Soyez s?r qu'en t��te �� t��te avec son coll��gue, ils s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux insignes maroufles. Les m��priser dans les autres! mes gens ��taient plus ��quitables, et leur caract��re me r��ussissait merveilleusement aupr��s d'eux. J'��tais comme un coq en pate. On me f��tait. On ne me perdait pas un moment, sans me regretter. J'��tais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse b��te. Il n'y avait pas une de ces ��pith��tes famili��res qui ne me val?t un sourire, une caresse, un petit coup sur l'��paule, un soufflet, un coup de pied, �� table un bon morceau qu'on me jetait
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