Le nabab, tome I | Page 6

Alphonse Daudet
marquis de Monpavon s'abandonnait aux manipulations de son valet de chambre. Des odeurs de patchouli, de coldcream, de corne et de poils br?l��s s'��chappaient de l'espace restreint; et de temps en temps, quand Francis venait retirer un fer, Jenkins entrevoyait une immense toilette charg��e de mille petits instruments d'ivoire, de nacre et d'acier, limes, ciseaux, houppes et brosses, de flacons, de godets, de cosm��tiques, ��tiquet��s, rang��s, align��s, et parmi tout cet ��talage, maladroite et d��j�� tremblante, une main de vieillard, s��che et longue, soign��e aux ongles comme celle d'un peintre japonais, qui h��sitait au milieu de ces quincailleries menues et de ces fa?ences de poup��e.
Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la plus compliqu��e de ses occupations du matin, Monpavon causait avec le docteur, racontait ses malaises, le bon effet des perles qui le rajeunissaient, disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendre le duc du Mora, tellement il lui avait pris ses fa?ons de parler. C'��taient les m��mes phrases inachev��es, termin��es en ?ps... ps... ps...? du bout des dents, des ?machin,? des ?chose,? intercal��s �� tout propos dans le discours, une sorte de bredouillement aristocratique, fatigu��, paresseux, o�� se sentait un m��pris profond pour l'art vulgaire de la parole. Dans l'entourage du duc, tout le monde cherchait �� imiter cet accent, ces intonations d��daigneuses avec une affectation de simplicit��.
Jenkins, trouvant la s��ance un peu longue, s'��tait lev�� pour partir:
?Adieu, je m'en vais... On vous verra chez le Nabab?
--Oui, je compte y d��jeuner... promis de lui amener Chose, Machin, comment donc?... Vous savez pour notre grosse affaire... ps... ps... ps... Sans quoi dispenserais bien d'y aller... vraie m��nagerie, cette maison-l��...?
L'Irlandais, malgr�� sa bienveillance, convint que la soci��t�� ��tait un peu m��l��e chez son ami. Mais quoi! il ne fallait pas lui en vouloir. Il ne savait pas, ce pauvre homme.
?Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon avec aigreur... Au lieu de consulter les gens d'exp��rience... ps... ps... ps... premier ��cornifleur venu. Avez-vous vu chevaux que Bois-l'H��ry lui a fait acheter? De la roustissure, ces b��tes-l��. Et il les a pay��es vingt mille francs. Parions que Bois-l'H��ry les a eues pour six mille.
--Oh! fi donc... un gentilhomme!? dit Jenkins avec l'indignation d'une belle ame se refusant �� croire au mal.
Monpavon continua sans avoir l'air d'entendre:
?Tout ?�� parce que les chevaux sortaient de l'��curie de Mora.
--C'est vrai que le duc lui tient au coeur, �� ce cher Nabab. Aussi je vais le rendre bien heureux en lui apprenant...?
Le docteur s'arr��ta, embarrass��.
?En lui apprenant quoi, Jenkins??
Assez penaud, Jenkins dut avouer qu'il avait obtenu de Son Excellence la permission de lui pr��senter son ami Jansoulet. A peine eut-il achev�� sa phrase, qu'un long spectre, au visage flasque, aux cheveux, aux favoris multicolores, s'��lan?a du cabinet dans la chambre, croisant de ses deux mains sur un cou d��charn�� mais tr��s droit un peignoir de soie claire �� pois violets, dont il s'enveloppait comme un bonbon dans sa papillotte. Ce que cette physionomie h��ro?-comique avait de plus saillant, c'��tait un grand nez busqu�� tout luisant de coldcream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair pour la paupi��re lourde et pliss��e qui le recouvrait. Les malades de Jenkins avaient tous ce regard-l��.
Vraiment il fallait que Monpavon f?t bien ��mu pour se montrer ainsi d��pourvu de tout prestige. En effet, les l��vres blanches, la voix chang��e, il s'adressa au docteur vivement sans z��zayer cette fois, et tout d'un trait:
?Ah ?a! mon cher, pas de farce entre nous, n'est-ce pas?... Nous nous sommes rencontr��s tous les deux devant la m��me ��cuelle; mais j'entends que vous me laissiez la mienne.? Et l'air ��tonn�� de Jenkins ne l'arr��ta pas. ?Que ceci soit dit une fois pour toutes. J'ai promis au Nabab de le pr��senter au duc, ainsi que je vous ai pr��sent�� jadis. Ne vous m��lez donc pas de ce qui me regarde seul.?
Jenkins mit la main sur son coeur, protesta de son innocence. Il n'avait jamais eu l'intention... Certainement Monpavon ��tait trop l'ami du duc, pour qu'un autre... Comment avait-il pu supposer?...
?Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus calme mais toujours froid. J'ai voulu seulement avoir une explication tr��s nette avec vous �� ce sujet.?
L'Irlandais lui tendit sa main large ouverte.
?Mon cher marquis, les explications sont toujours nettes entre gens d'honneur.
--D'honneur est un grand mot, Jenkins... Disons gens de tenue... Cela suffit.?
Et cette tenue, qu'il invoquait comme supr��me frein de conduite, le rappelant tout �� coup au sentiment de sa comique situation, le marquis offrit un doigt �� la poign��e de main d��monstrative de son ami et repassa dignement derri��re son rideau, pendant que l'autre s'en allait, press�� de reprendre sa tourn��e.
Quelle magnifique client��le il avait, ce Jenkins! Rien que des h?tels princiers, des escaliers chauff��s, charg��s de fleurs �� tous les ��tages, des alc?ves capitonn��es et soyeuses, o�� la
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