Le nabab, tome I | Page 4

Alphonse Daudet
de ne pas quitter son h?tel; il n'allait au minist��re qu'une heure ou deux par jour, le temps de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambre �� coucher. En ce moment, malgr�� l'heure matinale, le salon ��tait plein. On voyait l�� des figures graves, anxieuses, des pr��fets de province aux l��vres rases, aux favoris administratifs, un peu moins arrogants dans cette antichambre que l��-bas dans leurs pr��fectures, des magistrats, l'air aust��re, sobres de gestes, des d��put��s aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus et rustiques, parmi lesquels se d��tachait ?a et l�� la gr��le tournure ambitieuse d'un substitut ou d'un conseiller de pr��fecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche; et tous, debout, assis, group��s ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte ferm��e sur leur destin, par laquelle ils sortiraient tout �� l'heure triomphants ou la t��te basse. Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d'un oeil d'envie ce nouveau venu que l'huissier �� cha?ne, correct et glacial, assis devant une table �� c?t�� de la porte, accueillait d'un petit sourire �� la fois respectueux et familier.
?Avec qui est-il?? demanda le docteur en montrant la chambre du duc.
Du bout des l��vres, non sans un frisement d'oeil l��g��rement ironique, l'huissier murmura un nom qui, s'ils l'avaient entendu, aurait indign�� tous ces hauts personnages attendant depuis une heure que le costumier de l'Op��ra e?t termin�� son audience.
Un bruit de voix, un jet de lumi��re... Jenkins venait d'entrer chez le duc; il n'attendait jamais, lui.
Debout, le dos �� la chemin��e, serr�� dans une veste en fourrure bleue dont les douceurs de reflets affinaient une t��te ��nergique et hautaine, le pr��sident du conseil faisait dessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait �� son prochain bal, et donnait ses indications avec la m��me gravit�� que s'il e?t dict�� un projet de loi.
?Ruchez la fraise tr��s fin et ne ruchez pas les manchettes... Bonjour, Jenkins... Je suis �� vous.?
Jenkins s'inclina et fit quelques pas dans l'immense chambre dont les crois��es, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu'�� la Seine, encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d'arbres noirs comme trac��s �� l'encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large lit tr��s bas, ��lev�� de quelques marches, deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid pouss��e jusqu'�� l'exc��s, des si��ges divers, chaises longues, chauffeuses, r��pandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse, composaient l'ameublement de cette chambre c��l��bre o�� se traitaient les plus graves questions et aussi les plus l��g��res avec le m��me s��rieux d'intonation. Au mur, un beau portrait de la duchesse; sur la chemin��e, un buste du duc, oeuvre de F��licia Ruys, qui avait eu au r��cent Salon les honneurs d'une premi��re m��daille.
?Eh bien! Jenkins, comment va, ce matin? dit l'Excellence en s'approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de modes, ��pars sur tous les fauteuils.
--Et vous, mon cher duc? Je vous ai trouv�� un peu pale hier soir aux Vari��t��s.
--Allons donc! Je ne me suis jamais si bien port��... Vos perles me font un effet du diable... Je me sens une vivacit��, une verdeur... Quand je pense comme j'��tais fourbu il y a six mois.?
Jenkins, sans rien dire, avait appuy�� sa grosse t��te sur la fourrure du ministre d'��tat, �� l'endroit o�� le coeur bat chez le commun des hommes. Il ��couta un moment pendant que l'Excellence continuait �� parler sur le ton indolent, exc��d��, qui faisait un des caract��res de sa distinction.
?Avec qui ��tiez-vous donc, docteur, hier soir? Ce grand Tartare bronz�� qui riait si fort sur le devant de votre avant-sc��ne?...
--C'��tait le Nabab, monsieur le duc... Ce fameux Jansoulet, dont il est tant question en ce moment.
--J'aurais d? m'en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices ne jouaient que pour lui... Vous le connaissez? Quel homme est-ce?
--Je le connais... C'est-��-dire je le soigne... Merci, mon cher duc, j'ai fini. Tout va bien par l��... En arrivant �� Paris, il y a un mois, le changement de climat l'avait un peu ��prouv��. Il m'a fait appeler, et depuis m'a pris en grande amiti��... Ce que je sais de lui, c'est qu'il a une fortune colossale, gagn��e �� Tunis, au service du bey, un coeur loyal, une ame g��n��reuse, o�� les id��es d'humanit��...
--A Tunis?... interrompit le duc fort peu sentimental et peu humanitaire de sa nature... Alors, pourquoi ce nom de Nabab?
--Bah! les Parisiens n'y regardent pas de si pr��s... Pour eux, tout riche ��tranger est un nabab, n'importe d'o�� il vienne... Celui-ci du reste a bien le physique de l'emploi, un teint cuivr��, des yeux de
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