Le mystère de la chambre jaune | Page 8

Gaston Leroux
de la chaussure grossière sur le plancher...
-- Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi, «quand elles sont
l’expression de la vérité!»
-- On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut Rouletabille.
III «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»
Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai de la gare
d’Orléans, attendant le départ du train qui allait nous déposer à Épinay-sur-Orge. Nous
vîmes arriver le parquet de Corbeil, représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de
Marquet avait passé la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la
répétition générale d’une revuette dont il était l’auteur masqué et qu’il avait signé
simplement:«Castigat Ridendo.»
M. de Marquet commençait d’être un noble vieillard. Il était, à l’ordinaire, plein de
politesse et de «galantise», et n’avait eu, toute sa vie, qu’une passion: celle de l’art
dramatique. Dans sa carrière de magistrat, il ne s’était véritablement intéressé qu’aux
affaires susceptibles de lui fournir au moins la nature d’un acte. Bien que, décemment
apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations judiciaires, il n’avait jamais
travaillé, en réalité, que pour «arriver»à la romantique Porte Saint-Martin ou à l’Odéon
pensif. Un tel idéal l’avait conduit, sur le tard, à être juge d’instruction à Corbeil, et à

signer «Castigat Ridendo» un petit acte indécent à la Scala.
L’affaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable, devait séduire un esprit
aussi... littéraire. Elle l’intéressa prodigieusement; et M. de Marquet s’y jeta moins
comme un magistrat avide de connaître la vérité que comme un amateur d’imbroglios
dramatiques dont toutes les facultés sont tendues vers le mystère de l’intrigue, et qui ne
redoute cependant rien tant que d’arriver à la fin du dernier acte, où tout s’explique.
Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j’entendis M. de Marquet dire avec un
soupir à son greffier:
«Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne
nous démolisse pas un aussi beau mystère!
-- N’ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut- être le pavillon, mais
elle laissera notre affaire intacte. J’ai tâté les murs et étudié plafond et plancher, et je m’y
connais. On ne me trompe pas. Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.
Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d’un mouvement de tête discret à
M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et, comme il vit venir à lui Rouletabille
qui, déjà, se découvrait, il se précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à
mi-voix à son greffier: «surtout, pas de journalistes!»
M. Maleine répliqua: «Compris!», arrêta Rouletabille dans sa course et eut la prétention
de l’empêcher de monter dans le compartiment du juge d’instruction.
«Pardon, messieurs! Ce compartiment est réservé...
-- Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à _l’Èpoque_, fit mon jeune ami avec une
grande dépense de salutations et de politesses, et j’ai un petit mot à dire à M. de Marquet.
-- M. de Marquet est très occupé par son enquête...
-- Oh! Son enquête m’est absolument indifférente, veuillez le croire... Je ne suis pas, moi,
un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune Rouletabille dont la lèvre inférieure
exprimait alors un mépris infini pour la littérature des «faits diversiers» ; je suis
courriériste des théâtres... Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la
revue de la Scala...
-- Montez, monsieur, je vous en prie...», fit le greffier s’effaçant.
Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je l’y suivis. Je m’assis à ses côtés; le
greffier monta et ferma la portière.
M. de Marquet regardait son greffier.
-- Oh! Monsieur, débuta Rouletabille, n’en veuillez pas «à ce brave homme»si j’ai forcé
la consigne; ce n’est pas à M. de Marquet que je veux avoir l’honneur de parler: c’est à M.
«Castigat Ridendo»! ... Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à
_l’Èpoque_...»
Et Rouletabille, m’ayant présenté d’abord, se présenta ensuite.
M. de Marquet, d’un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il exprima en quelques
mots à Rouletabille qu’il était trop modeste auteur pour désirer que le voile de son
pseudonyme fût publiquement levé, et il espérait bien que l’enthousiasme du journaliste
pour l’oeuvre du dramaturge n’irait point jusqu’à apprendre aux populations que M.
«Castigat Ridendo» n’était autre que le juge d’instruction de Corbeil.
«L’oeuvre de l’auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, après une légère hésitation, à
l’oeuvre du magistrat... surtout en province où l’on est resté un peu routinier...
-- Oh! Comptez sur ma discrétion!» s’écria Rouletabille en levant des mains qui
attestaient le Ciel.

Le train s’ébranlait alors...
«Nous partons! fit le juge d’instruction, surpris de nous voir faire le voyage avec lui.
-- Oui, monsieur, la vérité se met
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