Le mystère de la chambre jaune | Page 6

Gaston Leroux
retirer. Sur le seuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L’autre répondit:
?Joseph Joséphin.
-- ?a n’est pas un nom, ?a, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous ne signez pas, ?a n’a pas d’importance...?
Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d’amis, car il était serviable et doué d’une bonne humeur qui enchantait les plus grognons, et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la préfecture chercher leur crime quotidien, il commen?a de se faire une réputation de débrouillard qui franchit bient?t les portes mêmes du cabinet du chef de la S?reté! Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille --il était déjà en possession de son surnom -- avait été lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait souvent de ?damer le pion?aux inspecteurs les plus renommés.
C’est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causames et j’éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Il était d’une intelligence si éveillée et si originale! Et il avait une qualité de pensée que je n’ai jamais retrouvée ailleurs.
à quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au Cri du Boulevard. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que resserrer les liens d’amitié qui, déjà, s’étaient noués entre Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l’idée d’une petite correspondance judiciaire qu’on lui faisait signer ?Business? à son journal _L’époque_, je fus à même de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il avait besoin.
Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j’apprenais à le conna?tre, plus je l’aimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je l’avais découvert extraordinairement sérieux pour son age. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement d’humeur, mais chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l’ayant interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m’avait pas entendu.
Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la ?Chambre Jaune?, qui devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en faire le premier policier du monde, double qualité qu’on ne saurait s’étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse quotidienne commen?ait déjà à se transformer et à devenir ce qu’elle est à peu près aujourd’hui: la gazette du crime. Des esprits moroses pourront s’en plaindre; moi j’estime qu’il faut s’en féliciter. On n’aura jamais assez d’armes, publiques ou privées, contre le criminel. à quoi ces esprits moroses répliquent qu’à force de parler de crimes, la presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n’est-ce pas? Avec lesquels on n’a jamais raison...
Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892. Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation. Il agitait Le Matin d’une main fébrile. Il me cria:
-- Eh bien, mon cher Sainclair... Vous avez lu? ...
-- Le crime du Glandier?
-- Oui; la ?Chambre Jaune!?Qu’est-ce que vous en pensez?
-- Dame, je pense que c’est le ?diable? ou la ?Bête du Bon Dieu? qui a commis le crime.
-- Soyez sérieux.
-- Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui s’enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de laisser derrière lui l’arme du crime et, comme il habite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, l’opération architecturale à laquelle le juge d’instruction doit se livrer aujourd’hui va nous donner la clef de l’énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se sera aper?u de rien. Que vous dirais-je? C’est une hypothèse! ...?
Rouletabille s’assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me méprisa:
-- Jeune homme! Fit-il, sur un ton dont je n’essaierai point de rendre la regrettable ironie, jeune homme... vous êtes avocat, et je ne doute pas de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire condamner les
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