Le monsieur au parapluie | Page 4

Jules Moinaux
grande satisfaction de sa femme et de sa fille, jeune personne de vingt ans pour qui il rêvait un mariage, sinon opulent, au moins flatteur pour sa vanité et, pour celle de madame Jujube.
La vanité de cette famille dont l'ostentation avait à lutter contre une misère relative, et qui voulait représenter quand même, d?t-on mettre les couverts au Mont-de-Piété pour donner une soirée (ce qui, d'ailleurs, était déjà arrivé); cette vanité se manifestait depuis l'énumération de ses relations avec des gens riches ou titrés, dont on disait, aux amis pauvres: ?Nous n'avons que des connaissances comme cela?, jusqu'à l'étalage, par la fille, de fausses fleurs portées par telle dame riche qui, n'en voulant plus pour elle-même, les lui avait données, et mademoiselle Jujube de dire aux admiratrices de ces fleurs: ?Elles viennent de telle maison?, la maison renommée, bien entendu.
Habile portraitiste, saisissant admirablement la ressemblance tout en sachant corriger un nez difforme, diminuer une bouche trop grande, agrandir des yeux trop petits, dissimuler les salières des dames, exagérer les avantages des hommes, sachant enfin flatter ses modèles, Jujube s'était fait une réputation de grand artiste, dans la haute bourgeoisie qu'il recevait et chez qui il était re?u. En réalité, il était incapable de concevoir et d'exécuter une composition; un jour, cependant, l'idée lui vint de faire un tableau. Il choisit Jeanne d'Arc comme sujet, mais les modèles co?tent cher: quarante séances à 10 francs chacune, cela fait 400 francs. Heureusement il trouva, dans sa maison, une belle fille qui consentit à poser si l'artiste voulait la--tirer en portrait.--Le modèle était une nourrice, il est vrai, il n'en fit pas moins une pucelle d'Orléans; c'est même ce qu'il y avait de plus original dans son tableau. Le jour où il fut terminé, notre artiste changea ses cartes de visite et fit mettre, sur les nouvelles: Jujubès, peintre d'histoire. Il exposa, dans son salon, sa toile, magnifiquement encadrée, donna une grande soirée à laquelle il invita tous ses amis et connaissances; on qualifia la Jeanne d'Arc de chef d'oeuvre, un ami de notre peintre, en relations avec la presse, obtint l'insertion, dans un journal très lu, du compte rendu de la soirée de l'éminent peintre Jujubès, y compris le succès du tableau, et, à l'aide de cette réclame, l'auteur de la Jeanne d'Arc nourrice obtint, à ses soirées, le concours de chanteurs et d'instrumentistes à leurs débuts, désireux de se faire conna?tre. Malheureusement, outre ces artistes aussi pr?nés par la famille Jujube qu'inconnus du public, on entendait aussi mademoiselle Jujube que, dans l'intimité, son père traitait de grue, de dinde, de buse, et giflait même, pour en faire une pianiste, et on entendait aussi des romances composées, paroles et musique, par le ma?tre de la maison, qui voulait cumuler tous les talents, y compris l'art du chant; de sorte qu'il faisait entendre ses productions, de sa petite voix aussi grêle que convaincue. C'était là le vilain c?té des soirées de la famille Jujube.
Un jour, un monsieur influent dont il avait fait le portrait fut tellement satisfait de la ressemblance, qu'il obtint la décoration pour son peintre. Jujube faillit en devenir fou et, à partir de ce jour, il cessa à peu près complètement de travailler. Il partait le matin, rentrait pour déjeuner, repartait sit?t la dernière bouchée avalée, rentrait d?ner, allait ensuite passer sa soirée dans un théatre et, le lendemain, recommen?ait sa promenade; tout cela pour montrer son ruban rouge.
Cependant, sa satisfaction n'était pas complète. Il était convaincu que dans les rues, au théatre ou dans les omnibus tout le monde le regardait, mais il avait beau passer devant des factionnaires et tourner vers eux sa boutonnière enrubannée, ils ne se mettaient jamais au port d'arme. Il apprit enfin que, depuis les honneurs militaires rendus à des gar?ons coiffeurs ou des calicots décorés d'un oeillet rouge arrangé de fa?on à simuler l'insigne de la Légion d'honneur, l'autorité militaire avait interdit le salut au simple ruban. Voilà comment Jujube s'était attaché, sur la poitrine, une grande croix d'honneur et allait la promener, quelque temps qu'il fit, à preuve, le jour où nous sommes, par une pluie battante.
--Eh! c'est notre grand artiste Jujubès! s'écria Marocain, en allant à lui; car notre vaniteux personnage, à qui l'encens ne donnait pas la migraine, se laissait donner du grand artiste, comme s'il e?t fait la Transfiguration ou le Naufrage de la Méduse. Et comment allez-vous, cher ma?tre?
--Très bien, merci... et mon élève?
--Votre....
--Oui, à qui j'ai appris à peindre des éventails.
--Ah! la filleule de ma femme?
--Mademoiselle Georgette, oui; elle a donc beaucoup de travaux?
--Oh! autant qu'elle en peut faire.
--C'est pour cela sans doute que nous la voyons si rarement; ma fille l'adore et se plaint de ne pas la voir.
--Je le lui dirai, cher ma?tre, et elle va bien, votre demoiselle?... et madame votre épouse? donnez-moi donc
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